Elle eut une seconde d’hésitation et murmura faiblement:
– Oui!
– En ce cas, adieu, Juana!
– Pourquoi adieu? s’écria-t-elle, emportée malgré elle. C’est la deuxième fois que tu prononces ce mot qui me serre le cœur. Pourquoi pas au revoir? Ne te reverrai-je donc plus?
– Si fait bien.
Elle le regarda fixement. Il lui semblait qu’il lui cachait quelque chose. Son sourire et ces paroles sonnaient faux.
– Quand? insista-t-elle en le tenant sous son regard.
Évasivement, il répondit:
– Je ne peux pas dire, tiens! Peut-être demain, peut-être dans quelques jours. Cela dépendra des événements.
Alors, comme il paraissait uniquement préoccupé des autres et non d’elle, elle crut bien faire en disant:
– N’est-il pas entendu que je dois t’aider dans la délivrance du chevalier de Pardaillan… Il faut bien que tu me dises, quand le moment sera venu, en quoi je pourrai t’être utile.
Et lui, il comprit que c’était surtout cela: la délivrance de Pardaillan, qui lui tenait à cœur. Mais il était bien résolu à se passer d’elle. Pour rien au monde il n’eût voulu la mêler à une aventure qu’il devinait devoir lui être fatale. Il se fût plutôt poignardé sur l’heure.
Néanmoins, comme il ne fallait pas lui laisser soupçonner ses intentions, il répondit avec une assurance qui la tranquillisa un peu:
– C’est convenu, tiens! Mais pour que je te dise en quoi tu pourras m’aider, encore faut-il que je sache exactement ce que je veux faire. Je te jure qu’en ce moment je n’en sais rien. Je cherche. Puis il y a la Giralda à retrouver. Tout cela sera peut-être long. Dès que mon plan sera établi, je te le ferai connaître. C’est promis.
Comme il parlait avec assurance! Qui lui eût dit que ce petit être si faible avait une tête si bien organisée et savait agir avec tant de décision! Aveugle, trois fois aveugle qu’elle avait été de l’avoir si longtemps méconnu!
Cependant, il avait promis de revenir. Tout n’était pas encore dit. Il reviendrait certainement, il tenait toujours ce qu’il lui promettait. Elle pouvait encore espérer. Très doucement, avec un regard chargé de tendresse, elle dit:
– Va donc, Luis, et que Dieu te garde!
Il se sentit doucement ému. Luis, c’était son prénom. Très rarement – autant dire jamais – elle ne l’avait appelé par son petit nom. Et quelle inflexion, douce comme une caresse, elle avait mise dans ce mot! C’était tout son cœur qu’elle avait mis là, la pauvre petite Juana.
Vaguement, un inappréciable instant, il eut l’intuition que tous deux ils faisaient fausse route. Un mot, un seul, dit en ce moment, pouvait dissiper le malentendu qui les séparait. Il eut peur de se tromper, il eut peur de la froisser, il eut peur surtout de paraître abuser de son désarroi et de ce que les événements lui donnaient une certaine importance pour lui manquer de respect. Il se raidit donc et surmonta encore une fois cette dernière tentation.
Elle, cependant, le dévisageait de son œil limpide, et toute son attitude était un cantique d’amour. Il ne vit rien. Il ne comprit rien. Comme il avait déjà fait, il s’inclina devant elle et dit en insistant sur les mots:
– Au revoir, Juana!
Et comme il ébauchait un mouvement de retraite:
– Tu ne m’embrasses pas avant de partir?
Le cri lui avait échappé. Ç’avait été plus fort qu’elle. Et elle lui tendait les mains en disant ces mots.
Cette fois-ci, il n’y avait plus à douter ni à reculer.
Le Chico se courba lentement, effleura le bout des doigts qu’elle lui tendait et s’enfuit précipitamment.
Un long moment elle resta debout, regardant fixement la porte par où il venait de sortir. Et elle songeait:
«Il m’a à peine effleuré du bout des lèvres. Autrefois il se fût prosterné, eût couvert mes pieds, le bas de ma basquine et mes mains de baisers fous. Aujourd’hui, il s’est incliné comme un galant qui sait les usages fleuris. Il ne m’aime pas… il ne m’aimera jamais, alors.»
Elle se laissa tomber dans son fauteuil, mit sa tête dans ses deux mains et se mit à pleurer doucement, longuement, secouée de petits sanglots convulsifs, comme un tout petit à qui on vient de faire une grosse peine.
XIV FAUSTA
Pardaillan s’attendait à être jeté dans quelque cul de basse fosse. Il se trompait.
La chambre dans laquelle le conduisaient quatre moines robustes, chargés de sa surveillance, était claire, propre, spacieuse, confortablement meublée d’un bon lit, d’un vaste fauteuil, d’un coffre à habits, d’une table, et munie de tous les objets nécessaires à une toilette complète.
Sans les épais barreaux croisés qui garnissaient la fenêtre, sans les doubles verrous extérieurs qui fermaient la porte massive, avec son judas très large percé au milieu, il eût pu se croire encore dans sa chambre de l’hôtellerie de La Tour.
Les moines-geôliers l’avaient débarrassé de ses liens et s’étaient retirés en annonçant que, sous peu, le souper lui serait servi.
Naturellement, le premier soin de Pardaillan avait été de se rendre compte de la disposition des lieux, et il s’était vite persuadé de l’inutilité d’une tentative de fuite par la porte ou la croisée. Alors, comme il était couvert de sang et de poussière, il avait renvoyé à plus tard de rechercher les moyens de se tirer de là et s’était empressé de procéder à un nettoyage dont il avait grand besoin. Cela lui permit d’ailleurs de constater avec satisfaction qu’il n’avait que des écorchures insignifiantes.
Le souper qui lui fut servi était aussi plantureux que délicat et des vins des meilleurs crus de France et d’Espagne y figurèrent avec une profusion royale.
En fin gourmet qu’il était il y fit honneur avec ce robuste appétit qui ne lui faisait jamais défaut, même dans les passes les plus critiques. Mais tout en vidant les plats, tout en entonnant fortes rasades, avec une conscience où il entrait certes plus de prévoyant calcul que d’appétit réel, il réfléchissait profondément.
Tout d’abord, il remarqua que sur cette table somptueusement dressée, les mets, servis dans des plats d’argent massif, étaient préalablement découpés, et il n’avait à sa disposition, pour les porter à sa bouche, qu’une petite fourche en bois mince et flexible. Pas un couteau, pas une fourchette, rien qui pût, à la rigueur, devenir une arme.
Cette précaution extrême, les soins dont on paraissait vouloir l’entourer, la douceur exceptionnelle avec laquelle on le traitait, lui paraissaient étrangement suspects. Il sentait une indéfinissable inquiétude l’envahir sournoisement.
Tout de suite après ce succulent souper il se sentit la tête lourde et il fut pris d’une irrésistible envie de dormir.
Il se jeta tout habillé sur le lit en murmurant dans un bâillement:
– C’est bizarre! D’où me vient cet impérieux besoin de sommeil? Mordieu! je n’ai pourtant pas bu outre mesure! La fatigue, sans doute…
Lorsqu’il se réveilla, le lendemain matin, la tête plus lourde encore que lorsqu’il s’était couché, les membres brisés, il constata avec stupeur qu’il était complètement déshabillé et couché entre les draps.
– Oh! fit-il, me serais-je grisé à ce point! Je suis sûr pourtant de ne pas m’être déshabillé!
Il sauta hors du lit et sentit ses jambes se dérober sous lui. Il éprouvait une lassitude comme il n’en avait jamais éprouvé de pareille, même après ses plus rudes journées.
Il se traîna, plutôt qu’il n’alla, vers le bassin de cuivre destiné à sa toilette, vida l’aiguière dedans et plongea sa figure dans l’eau fraîche. Après quoi il alla à la fenêtre qu’il ouvrit toute grande. Il sentit un mieux sensible se manifester en lui. Ses idées lui revinrent plus lucides et, tout en grommelant, il prit ses vêtements pour s’habiller.