– Tiens! tiens! sourit-il, on a eu l’attention de remplacer mon costume en loques par celui-ci, tout neuf, ma foi!
Il examina et palpa les différentes pièces du costume en connaisseur.
– Drap fin, beau velours nuance foncée, simple et solide. On connaît mes goûts apparemment, murmurait-il en faisant cette inspection.
Instinctivement, il chercha ses bottes et les aperçut à terre, au pied du lit. Il s’en empara aussitôt et les examina comme il avait fait du costume.
– Ah! Ah! voilà la clé du mystère! fit-il en éclatant de rire. C’est pour cela qu’on m’a fait prendre un narcotique.
C’étaient bien ses bottes qu’on avait jugées en assez bon état pour ne pas les remplacer, ses bottes qu’on avait consciencieusement nettoyées. Seulement on avait enlevé les éperons. Ces éperons consistaient en une tige d’acier longue et acérée, maintenue sur le coup-de-pied par des courroies.
En un moment, effroyablement critique, de son existence aventureuse, alors qu’il était enfermé avec son père dans une sorte de pressoir de fer où ils devaient être broyés [8], le chevalier avait détaché des éperons semblables, en avait donné un à son père, et tous deux, pour se soustraire à l’horrible supplice, avaient froidement résolu de se poignarder avec cette arme improvisée. Depuis lors, en souvenir de cette heure, de cauchemar, il avait continué à dédaigner l’éperon à mollette. Or, c’étaient ces éperons qui pouvaient constituer à la rigueur un poignard passable qu’on avait eu la précaution de lui enlever pendant son sommeil.
Tout en s’habillant, Pardaillan songeait:
– Diable! il me paraît que j’ai affaire à des adversaires qui ne livrent rien au hasard! D’Espinosa? Fausta? ou ces moines?
Et avec un froncement de sourcils:
– Que veut-on de moi, enfin? A-t-on craint que je me servisse de ces éperons pour frapper mes geôliers enfroqués? N’a-t-on voulu plutôt me mettre dans l’impossibilité de me soustraire par une mort volontaire au supplice qui m’est réservé?… Quel supplice?… De cette association de l’ancienne papesse avec ce cardinal inquisiteur, quelle invention infernale surgira, créée à mon intention?
Et avec un sourire terrible:
– Ah! Fausta! Fausta! quel compte terrible nous aurons à régler… si je sors vivant d’ici!
Et tout à coup:
– Et ma bourse?… Ils l’ont emportée avec mon costume déchiré… Peste? M. d’Espinosa me fait payer cher le costume qu’il m’impose!
Au même instant, il aperçut sa bourse posée ostensiblement sur la table. Il s’en empara et l’empocha avec une satisfaction non dissimulée.
– Allons, murmura-t-il, je me suis trop hâté de mal juger… Mais, mordiable! je ne vais plus oser boire ni manger maintenant, de crainte qu’on ne mélange encore quelque drogue endormante à ma pitance.
Il réfléchit un instant, et:
– Non! fit-il en souriant, ils ont obtenu ce qu’ils voulaient. Il est à présumer qu’ils ne chercheront pas à m’endormir de nouveau. Attendons. Nous verrons bien.
Comme il l’avait prévu, il put boire et manger sans éprouver aucun malaise, sans qu’aucune drogue fût mêlée à ses aliments.
Pendant trois jours, il vécut ainsi, sans voir d’autres personnes que les moines qui le servaient et le gardaient en même temps, sans jamais se départir d’un calme absolu, sans jamais lui dire une parole.
Il avait voulu les interroger, savoir, s’informer. Les religieux s’étaient contentés de le saluer gravement et profondément, et s’étaient retirés sans répondre à ses questions.
Le matin de ce troisième jour, il allait et venait dans sa prison, marchant d’un pas nerveux et saccadé pour se dérouiller, cherchant et combinant dans sa tête une foule de projets, qu’il rejetait au fur et à mesure qu’ils naissaient. Il avait laissé sa fenêtre grande ouverte, comme il faisait tous les jours du reste, et il passait et repassait devant cette fenêtre.
Tout à coup, il entendit un bruit sourd. Il se retourna vivement et aperçut une balle grosse comme le poing qui venait d’être projetée par la croisée ouverte. Avant même que de ramasser cette balle, il se précipita à la fenêtre et il aperçut une silhouette connue qui lui fit un signe furtif en traversant vivement le jardin sur lequel il avait vue.
«Le Chico! clama Pardaillan dans son esprit! Ah! le brave petit homme!… Comment diable a-t-il pu s’introduire ici?»
Il alla ramasser la balle, non sans s’assurer au préalable qu’il n’était pas épié par le judas percé au milieu de sa porte. Le judas était fermé… ou du moins il paraissait l’être.
Il alla se placer à la fenêtre, tournant ainsi le dos à la porte, et contempla l’objet qui venait de lui être jeté. C’était un assez gros paquet de laine enroulé autour d’un corps dur. Il le défit rapidement et trouva un feuillet enroulé autour d’une pierre. Il déplia le feuillet et lut:
«Ne mangez rien, ne buvez rien de ce qu’on vous servira. On veut vous empoisonner. Avant trois jours j’aurai réussi à vous faire évader. Si j’échoue il sera temps pour vous de prendre le poison qui doit vous foudroyer. Patientez donc ces trois jours. Courage. Espoir.»
– Trois jours sans boire et sans manger, songea Pardaillan en faisant la grimace, diable! À ce compte-là, je ne sais s’il ne vaudrait pas mieux me résigner au poison tout de suite… Oui, mais si le Chico réussit?… Hum!… Que veut-il faire?… Bah! après tout je ne mourrai pas pour trois jours de jeûne, tandis que je mourrai fort proprement du poison… d’autant que ces trois jours se réduisent à deux, attendu qu’il me reste de mon souper d’hier de quoi me nourrir aujourd’hui. Puisque j’ai mangé de ces provisions hier soir et que je ne suis pas encore mort, j’ai tout lieu de penser qu’elles ne sont pas empoisonnées. En conséquence, je puis encore en manger.
Ayant ainsi décidé, il prit les provisions qui lui restaient, en fit deux parts, et attaqua bravement la première. Quand il ne resta plus miette de la ration qu’il s’était accordée, il prit la deuxième part et alla l’enfermer dans le coffre à habits. Et il attendit.
Il paraissait très calme en apparence, mais de l’effort qu’il faisait pour se maîtriser il sentait la sueur perler à son front. En effet, savait-il si on n’avait pas profité de son sommeil pour mêler à ces restes le poison qui devait le foudroyer, disait le billet de Chico. Si brave et si maître de lui qu’il fût, Pardaillan passa là deux heures d’angoisse sans nom, au bout desquelles il se sentit rassuré.
Entre temps, on lui avait apporté son déjeuner. Les moines qui le servaient avaient paru s’étonner de la disparition des restes du souper de la veille. Mais comme le prisonnier avait refusé de toucher au déjeuner qu’ils apportaient, ils avaient dû penser que, pris d’une fringale subite, il avait préféré se contenter de ces restes et que maintenant, il n’avait plus faim. Ils avaient donc laissé la table servie et s’étaient retirés, toujours sans ouvrir la bouche.
Certain maintenant de ne pas être empoisonné – pour le moment, du moins – il se mit à réfléchir. Il pensait au Chico et se sentait profondément touché par le dévouement du petit homme. Est-ce à dire qu’il comptait sur le nain? Pardaillan ne comptait que sur lui-même.
Mais l’esprit toujours en éveil, plus que quiconque il savait profiter des incidents les plus futiles en apparence, et les faire tourner à son avantage. Qui sait si l’intervention inespérée de Chico ne ferait pas surgir un de ces incidents dont il saurait profiter?
En attendant, la plus élémentaire prudence conseillait de tenir compte de l’avis reçu en ne s’exposant pas de propos délibéré à la mort qu’on lui destinait.
À vrai dire, il s’étonnait un peu que Fausta et d’Espinosa n’eussent pas trouvé quelque supplice plus long, plus raffiné. Mais, somme toute, savait-il quel genre de poison lui serait administré? Savait-il si ce poison foudroyant ne le ferait pas souffrir, durant quelques minutes, plus que la plus cruelle des tortures? Puis, quoi? Il n’y avait pas à douter, il avait vu de ses propres yeux le Chico traverser furtivement le jardin et lui faire un geste amical. Donc le billet était bien du nain, donc son avis devait être exact, donc il avait bien fait de le suivre.