Il fut interrompu dans ses réflexions par l’arrivée soudaine du grand inquisiteur.
«Enfin! songea Pardaillan, je vais savoir quelque chose.»
Et il se hérissa, prêt à lutter, car il devinait que l’entrevue avec un tel adversaire ne pouvait être qu’une sorte de duel.
D’Espinosa avait son immuable visage calme, indifférent, pourrait-on dire. Dans son attitude aisée, correcte, pas l’ombre de défi, pas la moindre manifestation de satisfaction de son succès. On eût dit d’un gentilhomme venant faire une visite courtoise à un autre gentilhomme.
Dès que Pardaillan avait été emmené par ses hommes, d’Espinosa s’était rendu, directement à la Tour de l’Or. C’est là, si on ne l’a pas oublié, que le cardinal Montalte et le duc de Ponte-Maggiore, réconciliés dans leur haine commune de Pardaillan, étaient soignés, sur l’ordre de d’Espinosa, par un moine médecin.
D’Espinosa avait décidé de le faire partir pour Rome et de se servir de leur influence réelle pour peser sur les décisions du conclave, à l’effet de faire élire un pape de son choix. Sans doute avait-il des moyens à lui d’imposer ses volontés, car, après une résistance sérieuse, le cardinal et le duc, vaincus, durent se résigner à obéir. Cependant Ponte-Maggiore qui, n’étant pas prêtre, n’avait rien à espérer personnellement dans cette élection, s’était montré plus rebelle que Montalte qui, lui, prince de l’Église, était éligible et pouvait espérer succéder à son oncle Sixte Quint.
D’Espinosa sentit que, pour vaincre définitivement la résistance de ces deux hommes que la jalousie torturait, il lui fallait leur prouver qu’ils pouvaient quitter Fausta sans avoir rien à redouter de Pardaillan. Il n’avait pas hésité un seul instant.
Très faibles encore, leurs blessures à peiné cicatrisées, il les avait conduits au couvent San Pablo, les avait fait pénétrer dans la chambre de Pardaillan et le leur avait montré, profondément endormi, sous l’influence du narcotique puissant qui avait été versé dans son vin. Et il leur avait dit ce qu’il comptait en faire. Et sans doute, ce qu’il leur révélait était au-dessus de tout ce que leur haine eût pu concevoir, car ils se regardaient, très pâles, les dents serrées, la respiration rauque.
Et ils étaient partis, sûrs que, désormais, Pardaillan n’existait plus. Quant à Fausta, leur mission remplie, ils sauraient bien la retrouver et, en attendant, délivrés du cauchemar de Pardaillan, ils se surveillaient mutuellement, très étroitement, repris par leur haine jalouse, l’un contre l’autre.
– Monsieur le chevalier, dit doucement d’Espinosa, comme s’il se fût excusé, vous me voyez désespéré de la violence que j’ai été contraint de vous faire.
– Monsieur le cardinal, répondit poliment Pardaillan, votre désespoir me touche à un point que je ne saurais dire.
– Convenez du moins, monsieur, que j’ai tout fait pour vous éviter cette fâcheuse extrémité. Je vous ai loyalement prévenu que le mieux que vous aviez à faire était de retourner chez vous, en France.
– Je confesse volontiers qu’en effet vous m’avez averti loyalement. Quoique, à vrai dire, je cherche vainement cette même loyauté dans la manière spéciale dont vous vous êtes emparé de ma personne. Peste! monsieur, un régiment entier mis sur pied pour s’assurer de ma modeste personnalité! Convenez à votre tour que c’est un peu excessif.
– Ceci doit vous prouver, dit gravement d’Espinosa, et l’importance que j’attachais à m’assurer de votre personne et la haute estime que je professe pour votre force et votre vaillance.
– L’honneur n’est pas mince, j’en conviens, fit Pardaillan, avec son plus gracieux sourire. Il a du moins cet avantage de me rassurer pleinement sur l’avenir de mon pays. Jamais votre maître ne régnera chez nous. Il lui faut renoncer à ce rêve.
– Pourquoi cela, monsieur? demanda malgré lui d’Espinosa.
– Mais, sourit Pardaillan, avec son air ingénu, s’il faut mille Espagnols pour arrêter un Français, convenez que je peux être bien tranquille. Jamais S. M. Philippe d’Espagne n’aura assez de troupes pour s’emparer de la plus mince portion de la plus petite de nos provinces!
– Il vous plaît d’oublier, monsieur, que tous les Français ne valent pas M. de Pardaillan. Je doute fort même qu’on en puisse trouver un seul de votre valeur, dit sérieusement d’Espinosa.
– Paroles précieuses, venant d’un homme tel que vous, répondit Pardaillan, en s’inclinant. Mais, prenez garde, monsieur, avec de telles paroles, vous allez m’inciter à pécher par orgueil!
– S’il en est ainsi, je suis prêtre, vous le savez, et ne vous refuserai pas l’absolution. Mais je suis venu ici m’assurer si vous ne manquez de rien et si, durant cette longue semaine de détention, on a bien eu pour vous tous les égards auxquels vous avez droit. J’espère que mes ordres ont été obéis. En tout cas, si vous avez quelque plainte à formuler, n’hésitez pas. Je ferai tout ce qui sera en mon pouvoir pour vous rendre ce séjour aussi agréable que possible.
– Mille grâces, monsieur. Je suis on ne peut mieux traité. C’est à tel point que, lorsqu’il me faudra quitter ces lieux – car il faudra bien que je m’en aille – j’éprouverai un véritable déchirement. Mais, puisque vous êtes si bien disposé à mon égard, tirez-moi, je vous prie, de l’incertitude où je suis plongé par suite de vos paroles.
– Parlez, monsieur de Pardaillan.
– Eh bien, vous venez de dire que j’ai passé une longue semaine de détention en ce lieu qui serait un véritable paradis… si j’y avais plus d’air et d’espace. Vous l’avez bien dit, n’est-ce pas?
– Sans doute.
– Quel jour sommes-nous donc?
– Samedi, monsieur, ne le savez-vous pas? fit d’Espinosa avec surprise. Vous êtes entré ici lundi. Je n’exagère donc pas trop en disant, que vous y êtes depuis une semaine.
– Pardonnez-moi d’insister, monsieur. Vous êtes bien sûr que c’est aujourd’hui samedi?
D’Espinosa le considéra une seconde avec une surprise grandissante et une inquiétude qu’il ne cherchait pas à dissimuler. Pour toute réponse, il porta à ses lèvres un petit sifflet d’argent et fit entendre une modulation stridente. À cet appel, deux moines parurent aussitôt – preuve qu’ils se tenaient derrière la porte, remarqua Pardaillan – s’inclinèrent, profondément et, sans faire un pas, attendirent qu’on les interrogeât.
– Quel jour sommes nous? demanda d’Espinosa.
– Samedi, monseigneur, répondirent les moines d’une même voix.
D’Espinosa fit un geste impérieux. Les deux moines recommencèrent leur profonde révérence et sortirent sans ajouter un mot de plus.
– Vous voyez, dit alors d’Espinosa en se tournant vers Pardaillan qui songeait:
– Ainsi donc j’aurais dormi sans m’en douter deux jours et deux nuits. Bizarre! Quelle drogue maléficieuse ce prêtre cafard m’a-t-il fait absorber? Où veut-il en venir et quel sort me réserve-t-il?
Voyant qu’il se taisait, d’Espinosa reprit avec une sollicitude que trahissait l’attention soutenue avec laquelle il le dévisageait:
– Se peut-il que vous ayez été impressionné à ce point que vous avez perdu la notion du temps? Depuis combien de temps pensiez-vous être ici?
– Depuis trois jours seulement, dit Pardaillan en le fouillant de son clair regard.
– Seriez-vous malade? dit d’Espinosa qui paraissait très sincère. Et remarquant alors le déjeuner encore intact:
– Dieu me pardonne! vous n’avez pas touché à votre repas. Ce menu ne vous convient-il pas? Les vins ne sont-ils pas de votre goût? Commandez ce qui vous plaira le mieux. Les révérends pères qui vous gardent ont l’ordre formel de contenter tous vos désirs, quels qu’ils soient… Hormis de vous ouvrir la porte et de vous laisser aller, bien entendu. Il n’est jamais entré dans ma pensée d’imposer des privations à un homme tel que vous.
– De grâce, monsieur, quittez tout souci à mon sujet. Vous me voyez vraiment confus des soins et des prévenances dont vous m’accablez.