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Lorsque le cinquième ongle tomba, les hurlements du patient s’étaient changés en râles étouffés, et le bourreau, toujours effroyablement insensible et méthodique, se disposait à passer à la deuxième main.

– Horrible! horrible! murmura le chevalier, malgré lui, sans savoir ce qu’il disait, peut-être.

Froidement, d’Espinosa formula:

– Ceci n’est rien!… Passons!

Et ils passèrent en effet. Et Pardaillan s’éloigna en frémissant de la sombre porte qui venait de se refermer. Et en contemplant cette immense galerie, si large, si claire, si gaie, avec ses vastes baies par où le soleil entrait à flots rutilants, en voyant, par-delà les baies, les parterres fleuris, les cimes verdoyantes des orangers et des grenadiers, il put croire un instant qu’il avait rêvé.

– Le crime de cet homme, disait d’Espinosa d’une voix paisible, n’est rien comparé à celui que vous avez osé commettre.

Pardaillan comprit le sens déguisé de ces paroles, qui signifiaient évidemment que le supplice qui lui serait infligé à lui, Pardaillan, dépasserait ce qu’il venait de voir. Il se raidit pour combattre l’épouvante qui se glissait sournoisement en lui.

Il se rendait d’ailleurs parfaitement compte que cette épouvante provenait surtout de l’ébranlement nerveux qu’il venait d’éprouver, et il se disait non sans angoisse que si d’Espinosa s’avisait de le faire assister coup sur coup à des spectacles de ce genre, cela amènerait chez lui une dépression morale qu’il n’était pas sûr de pouvoir surmonter.

Ils franchirent ainsi silencieusement, quelques mètres pendant lesquels Pardaillan s’efforça de maîtriser ses nerfs mis à une rude épreuve.

Au bout d’une vingtaine de pas, deuxième porte: deuxième arrêt. Pardaillan frémit.

Comme la première cette porte s’ouvrit d’elle-même. Comme la première elle démasqua une cellule en tous points semblable à la précédente, occupée par un moine-bourreau et par un condamné. Celui-ci, comme le premier, était maintenu assis sur un siège de bois. Seulement celui-ci avait les bras attachés en croix et le torse, nu, bien à découvert, ne supportait aucune entrave qui eût probablement gêné le tortionnaire. Comme le premier, ce moine bourreau commença son effroyable besogne dès que la porte se fût ouverte.

Muni d’un instrument à lame fine et acérée il pratiqua une incision sur toute la largeur de la poitrine du patient et se mit en devoir de le dépouiller tout vif. Comme précédemment, des hurlements affreux se firent entendre, suivis de plaintes et de râles étouffés, au fur et à mesure que l’horrible besogne s’avançant, le patient perdait de plus en plus ses forces.

Le bourreau, avec une adresse remarquable, avec une sorte de délicatesse épouvantable, tirait sur la peau, qui se détachait, la rabattait, fouillait de son scalpel les chairs pantelantes, mettait à nu les veines, les artères, les nerfs.

Et de temps en temps, d’un geste sinistre dans son indifférence, il prenait une poignée de sel pilé et l’étendait doucement sur ces pauvres chairs sanglantes, et alors les hurlements redoublaient, perçaient le cerveau de Pardaillan comme des lames rougies à blanc.

Et de cet amas sans nom, qui avait été une poitrine humaine, des filets de sang s’écoulaient lentement, tombaient sur les dalles qui rougissaient, allaient se perdre dans les rigoles que nous avons signalées et dont Pardaillan, affolé, comprenait maintenant l’utilité.

– Passons, dit d’Espinosa sur le même ton bref et indifférent.

Et comme il l’avait déjà fait, d’Espinosa répéta avec une insistance grosse de menaces sous-entendues:

– Le crime de cet homme n’est rien, comparé à celui que vous avez commis.

Et ils passèrent encore, comme disait le grand inquisiteur avec son sinistre laconisme. Seulement cette deuxième porte ne se referma pas comme la première, en sorte que Pardaillan, en s’éloignant d’un pas qu’il allongeai inconsciemment, délivré de l’horrifiante vision, continua d’être poursuivi par les plaintes sourdes, alternant avec les hurlements de douleur, qui s’échappaient de cette porte restée ouverte et emplissaient la galerie de leurs lugubres sons. Et tout en fuyant – car il fuyait littéralement – il se disait avec une fureur qui allait grandissant:

«Mordieu! voilà donc ce que me réservait cet abominable prêtre! Vais-je être obligé de contempler longtemps d’aussi sauvages spectacles? Par Pilate! ce misérable a donc juré de me rendre fou!»

Or, voici que ce mot éclata dans sa tête comme un coup de tonnerre.

Une lueur aveuglante se fit dans son esprit et, comme si ce mot eût déchiré le voile qui obscurcissait sa mémoire, tout à coup il se rappela les paroles échangées entre Fausta et d’Espinosa lors de son algarade avec Bussi-Leclerc, et il crut comprendre le sens mystérieux de l’adieu de Fausta: «Tu me reverras peut-être, mais tu ne me reconnaîtras pas». Et il clama dans sa pensée:

«Oh! ces deux misérables ont-ils donc réellement prémédité de me faire sombrer dans la folie! Et c’est Fausta qui a inventé cela! Eh! je me souviens maintenant, c’est moi-même qui, en raillant, lui ai conseillé de me frapper dans mon intelligence. La diabolique créature m’a pris au mot… Je croyais la connaître et je suis forcé de m’avouer que je ne l’eusse jamais supposée capable d’une telle scélératesse. Ah! Seigneur Dieu! que l’ancienne papesse et ses suppôts invoquent sans cesse, si vous existez, faites que je puisse me trouver seul avec elle, seulement quelques minutes… je me charge du reste.»

Ayant deviné, ou ayant cru deviner à quoi tendait l’épouvantable spectacle que lui présentait d’Espinosa, il souffla bruyamment, comme quelqu’un qui se trouve déchargé du lourd fardeau qui l’oppressait, cuirassa son cœur pour le rendre momentanément insensible, commanda à ses nerfs de se maîtriser et, très calme en apparence, il suivit son sinistre guide, résolu à tout voir et tout entendre, sans se laisser dominer par la pitié et l’épouvante, comme il avait failli le faire un moment.

À la troisième porte, troisième arrêt. Là, c’était un malheureux qu’on tenaillait avec des fers rougis à blanc. Et le moine tortionnaire, avec une insensibilité égale à celle des deux autres, se penchait sur un récipient placé sur un réchaud, y puisait une cuillerée d’un liquide blanchâtre vaguement mousseux et vidait lentement la cuiller dans le trou béant que les tenailles venaient de faire dans la chair. Ce qu’il versait ainsi sur les plaies, c’était un mélange d’huile bouillante, de plomb et d’étain fondu. Et le malheureux qui subissait cet effroyable supplice, effrayant à voir, poussait des hurlements qui n’avaient plus rien d’humain, et d’une voix de dément – peut-être devenu subitement fou – rugissait: «Encore!… Encore!…»

Et ses clameurs se mêlaient aux plaintes de l’écorché vivant que le moine-bourreau continuait de travailler.

Sous l’œil froid et investigateur de d’Espinosa, Pardaillan se raidissait pour ne rien laisser paraître de ses impressions. Et aux yeux de d’Espinosa, il pouvait passer pour très calme, parfaitement maître de lui. Mais pour quelqu’un qui l’eût bien connu, la fixité étrange du regard, la teinte terreuse répandue sur ses joues, une imperceptible crispation des lèvres très pâles ou trop rouges, parce qu’il venait de les mordre, eussent été autant d’indices visibles de l’émotion qui l’étreignait et de l’effort surhumain qu’il faisait pour la surmonter.

Une fois encore, d’Espinosa prononça son glaciaclass="underline" «Passons!» Une fois encore il ajouta que le crime du misérable qui râlait et hurlait tour à tour n’était rien comparé au crime de Pardaillan.

Et l’affolante, l’hallucinante promenade se poursuivit à travers l’interminable galerie pleine maintenant des rugissements, des plaintes, des sanglots, des supplications, des menaces et des blasphèmes des malheureux que le délire sanguinaire de l’inquisiteur soumettait à des supplices que nous avons peine à concevoir aujourd’hui.

Après l’homme tenaillé vivant, ce fut l’homme à qui l’on brisa les membres à coups de masse de fer, puis celui à qui l’on creva les yeux, et celui à qui l’on arracha la langue, en passant par le supplice du chevalet, celui de l’eau, sans compter celui à qui l’on enferma les mains dans des peaux humides contenant du sel, qu’on faisait sécher en les exposant à la flamme d’un réchaud.