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«Tout d’abord, on l’enferme dans un cachot que je n’ai pu vous faire voir, attendu qu’il n’y en a aucun d’occupé en ce moment. Au bout de quelques jours, le condamné est à peu près fou. Quelques-uns sortent de là complètement fous et inoffensifs. D’autres, au contraire, ont parfois encore des éclairs de lucidité et sont dangereux. Alors, nous les mettons dans le cachot que vous venez de voir et, quand ils ont subi durant quelques semaines le traitement de ce pauvre duc, c’est fini. Ils sont irrémédiablement fous. Alors, ils ne connaissent plus que leur gardien, dont ils ont une peur incroyable, et nous pouvons, sans crainte, adoucir un peu leur sort en les laissant vivre en commun et au grand air dans la cage que vous voyez.

Tout en donnant ces explications de cet air effroyablement calme qui lui était habituel, d’Espinosa conduisait Pardaillan, secoué d’indignation, Pardaillan qui se raidissait pour montrer un visage froid et intrépide, vers la cage de fer.

Les moines firent une trouée dans le feuillage et Pardaillan put voir. Il y avait là une vingtaine de malheureux à peine couverts de loques ignobles, maigres comme des squelettes, pâles, avec des barbes et des chevelures embroussaillées. Les uns se tenaient accroupis à terre, en plein soleil. D’autres tournaient et retournaient comme des fauves en cage. Les uns riaient, d’autres pleuraient. Presque tous s’isolaient.

Dès qu’ils virent les visiteurs, tous, sans exception, se ruèrent sur les barreaux. Non point menaçants, comme le duc, mais suppliants, les mains jointes, et de leurs pauvres lèvres crispées tombaient ces mots terribles que Pardaillan avait entendus: «Faim! Manger!» Un des moines prit dans un coin un panier préparé d’avance, et en vida le contenu à travers les barreaux.

Et Pardaillan, le cœur soulevé de dégoût et d’horreur, vit que ce que l’exécrable moine venait de vider ainsi était tout simplement un panier d’ordures. Et le plus horrible, c’est que les malheureux fous, qu’on laissait lentement mourir de faim, se jetèrent à corps perdu sur ces immondes ordures, se les disputèrent en grondant et que chacun, dès qu’il avait pu happer un morceau de n’importe quoi, s’enfuyait avec sa proie, de peur qu’on ne vînt la lui arracher.

– Horrible! répéta encore une fois Pardaillan qui eût voulu s’enfuir et ne pouvait détacher ses yeux de cet écœurant spectacle.

– Tous les hommes que vous voyez ici étaient jeunes, beaux, riches, braves et intelligents. Tous ils étaient de la plus haute noblesse. Voyez ce qu’en ont fait le breuvage inventé par un de nos pères et le régime auquel on les a soumis. Que dites-vous de ce supplice-là, chevalier? Ne pensez-vous pas, ainsi que je vous le disais tout à l’heure, qu’il est peut-être plus terrible encore que tout ce que vous avez vu dans la galerie?

– Je pense, dit Pardaillan d’une voix sans accent, je pense que ce sont là des inventions en tout point dignes d’inquisiteurs qui s’en vont prêchant au nom d’un Dieu de miséricorde et de bonté.

Et fixant d’Espinosa, avec cet air d’ironie et d’insouciance qui masquait sa physionomie, il ajouta sur un ton détaché, qui émerveilla le grand inquisiteur:

– Mais, me direz-vous, monsieur, si toutefois je ne suis pas curieux, à quoi riment ces écœurantes exhibitions?

Quelque chose comme un pâle sourire vint effleurer les lèvres d’Espinosa.

– J’ai voulu, fit-il doucement, que vous fussiez bien pénétré de cette pensée qu’irrémissiblement condamné tout ce que vous venez de voir n’est rien auprès de ce qui vous attend. J’ai fait pour vous ce que je n’aurais fait pour nul autre. C’est une marque d’estime que je devais à votre caractère intrépide, que j’admire plus que quiconque, croyez-le bien.

Pardaillan eut une légère inclination de la tête qui pouvait passer pour un remerciement. Et, très calme en apparence, il dit simplement:

– Fort bien, monsieur. Je me tiens pour dûment averti. Et maintenant, faites-moi reconduire dans mon cachot… ou ailleurs… À moins que vous n’en ayez pas fini avec les spectacles du genre de ceux que vous venez de me montrer.

– C’est tout… pour le moment, fit d’Espinosa impassible.

Et se tournant vers les moines:

– Puisqu’il le désire, reconduisez M. le chevalier de Pardaillan à sa chambre. Et n’oubliez pas que j’entends qu’il soit traité avec tous les égards qui lui sont dus.

Et revenant à Pardaillan, il ajouta avec un air de grande sollicitude:

– Allez donc, monsieur de Pardaillan, et surtout mangez. Mangez et buvez… Ne faites pas comme ce matin, où vous n’avez rien pris. La diète est mauvaise dans votre situation. Si ce qu’on vous sert n’est pas de votre goût, commandez vous-même ce que vous désirez. Rien ne vous sera refusé. Mais, pour Dieu, mangez!

– Monsieur, dit poliment Pardaillan, sans rien montrer de l’étonnement que lui causait cette affectueuse insistance, je ferai de mon mieux. Mais j’ai un estomac fort capricieux. C’est lui qui commande, et je suis bien obligé de lui obéir.

– Espérons, dit gravement d’Espinosa, que votre estomac se montrera mieux disposé que ce matin.

– Je n’ose trop y compter, dit Pardaillan en s’éloignant au milieu de son escorte de moines geôliers.

Lorsqu’il se retrouva quelques instants plus tard dans sa chambre. Pardaillan se mit à marcher de long en large avec agitation.

– Pouah! songeait-il, la venimeuse bête que ce prêtre! Comment ai-je pu résister à la tentation de l’étrangler de mes mains?

Et avec un sourire qui eût donné le frisson au grand inquisiteur s’il l’avait vu:

– Bah! il l’a bien dit: il était gardé de près. Je n’aurais pas eu le temps de l’atteindre. Et j’y aurais gagné de me voir enchaîner. Mes mains restent libres. Qui sait si une occasion ne se présentera pas? Alors…

Et son sourire se fit plus aigu.

Las de s’agiter, il se jeta dans le fauteuil et se mit à réfléchir profondément, repassant dans son esprit les scènes qui venaient de se dérouler, jusque dans leurs plus petits détails, évoquant les moindres gestes, les coups d’œil les plus furtifs, se rappelant les paroles les plus insignifiantes en apparence, et s’efforçant de tirer la vérité de ses observations et de ses déductions.

Deux moines lui apportèrent son dîner. Avec des yeux luisants de convoitise, ils étalèrent amoureusement les provisions sur la table, alignèrent respectueusement les flacons aux formes diverses, et, au lieu de se retirer, comme ils faisaient d’habitude, ils restèrent en contemplation devant la table, semblant attendre que le chevalier fît honneur à ce repas soigné. Voyant qu’il ne se décidait pas, un des deux moines demanda:

– Monsieur le chevalier ne veut donc pas manger?

Surmontant la répulsion que lui inspiraient ses deux gardiens, Pardaillan répondit doucement:

– Tout à l’heure, peut-être… Pour le moment, je n’ai pas faim.

Les deux moines échangèrent un furtif coup d’œil que Pardaillan surprit au passage.

– Monsieur le chevalier désire-t-il qu’on lui fasse autre chose? insista le moine.

– Non, mon révérend, je ne désire rien qu’une chose…

– Laquelle? fit le moine avec empressement.

– Que vous me laissiez seul, dit froidement Pardaillan.

Les deux moines échangèrent encore le même coup d’œil furtif que Pardaillan surprit encore, puis ils contemplèrent une dernière fois les mets appétissants dont la table était chargée, levèrent les yeux au ciel comme pour le prendre à témoin de la folie de ce prisonnier qui faisait fi de si succulentes choses, passèrent leur langue sur leurs lèvres en caressant du regard les bouteilles rangées en bon ordre, et sortirent enfin en étouffant un gros soupir.