Dès qu’ils furent dehors, Pardaillan s’assura d’un coup d’œil que le judas de la porte était bien fermé. Il s’approcha alors de la table et contempla les plats nombreux et variés qui la garnissaient. Il en prit quelques-uns au hasard et se mit à les sentir avec une attention soutenue.
– Je ne sens rien d’anormal, se dit-il en posant les plats à leur place. En revanche, mordieu! je sens que j’étrangle de faim et de soif!…
Il prit un flacon.
– Hermétiquement bouché! dit-il. Mais qu’est-ce que cela prouve!
Il le déboucha et le flaira comme il avait flairé les mets.
– Rien! je ne sens rien!
Et lentement, à regret, il reposa le flacon sur la table.
– Ne rien boire, ne rien manger, durant trois jours, a dit le billet du Chico. Poison foudroyant… Mordiable! je puis bien patienter.
Mais les provisions abondantes et délicates le tentaient. C’était le supplice de Tantale. Il tourna le dos à la table pour s’arracher à la tentation et s’en fut vers le coffre où il avait enfermé le reste de ses provisions de la veille. Il fit une piteuse grimace et grommela:
– C’est maigre!
Résolument, il prit une tranche de pâté et la porta à sa bouche. Mais il n’acheva pas le geste.
– Qui me dit, songea-t-il, qu’on n’a pas pénétré ici pendant la promenade que m’a fait faire cet inquisiteur que la foudre écrase!… Qui me dit que ces mets, inoffensifs hier soir, ne sont pas mortels maintenant?
Il replaça la tranche où il l’avait prise et referma le coffre. Il traîna le fauteuil devant la fenêtre et s’assit, le dos tourné à la table tentatrice. En même temps, pour se donner la force de résister, il murmura:
– Je n’ai plus guère que deux jours et demi à patienter. Que diable! deux jours sont bientôt passés! L’essentiel est de ne pas s’énerver et de garder des forces suffisantes pour faire face aux événements… N’y pensons plus.
Et par un puissant effort de volonté, il réussit à se soustraire à cette obsession et se mit à repasser tout ce que lui avait dit d’Espinosa.
Des bribes de phrases lui revenaient plus particulièrement: «On lui fait boire une potion… Ce breuvage agit sur le cerveau qu’il engourdit… Il sent son intelligence s’obscurcir… Toutefois, ce n’est pas encore la folie.»
Et un détail, que nous avons omis de signaler, lui revenait obstinément à la mémoire: au premier repas qu’il avait fait dans cette chambre, à ce même repas où il avait absorbé un narcotique qui devait le tenir endormi plusieurs jours, il avait tout de suite remarqué sur la table une bouteille de vieux vin de Saumur, pour lequel il avait un faible, et l’avait mise de côté, la réservant pour la bonne bouche. Or, à la fin de son repas, lorsqu’il voulut attaquer la bonne bouteille, il s’était senti pris d’un subit malaise. C’était le narcotique qui faisait son effet.
Cela avait été très passager. Mais il n’en fallait pas plus pour éveiller ses soupçons. Avant de vider le verre qu’il venait de remplir, il le porta à ses narines et le flaira longuement.
Cet examen ne lui ayant pas paru suffisant, il trempa son doigt dans le verre, laissa tomber quelques gouttes du liquide léger et mousseux sur sa langue et se mit à le déguster avec tout le soin d’un parfait connaisseur qu’il était. Le résultat de cette dégustation avait été qu’il avait déposé le verre sur la table, sans y toucher davantage. Son repas était achevé. Il n’avait plus ni faim ni soif.
Tout à coup une inspiration soudaine lui était venue. Il s’était levé et était allé vider le verre et tout le contenu de la bouteille de ce Saumur, qui lui paraissait suspect, dans le bassin de cuivre qui contenait encore l’eau sale, rougie de son sang, qu’il y avait laissée après s’être convenablement débarbouillé. Puis, il était revenu s’asseoir à table, reposant la bouteille et le verre à leur place. Quelques instants plus tard, la tête lourde, pris d’un sommeil irrésistible, il s’était endormi aussitôt.
Pourquoi avait-il agi ainsi? Il n’aurait su le dire. Pourquoi ce détail qu’il avait presque oublié lui revenait-il maintenant obstinément à la mémoire? Pourquoi rapprochait-il cet incident des paroles prononcées par d’Espinosa? Pourquoi le dialogue de Fausta et du grand inquisiteur, parlant de sa folie, ce dialogue qui lui était tout à coup revenu à là mémoire dans ce qu’il appelait déjà sa «galerie des supplices», pourquoi ce dialogue lui revenait-il de nouveau à la mémoire?
Quelles conclusions tirait-il de l’incident de la bouteille de vin de Saumur vidée dans une cuvette d’eau sale, des paroles d’Espinosa, des paroles de Fausta, de la vision de la cage des fous? C’est ce que nous ne saurions dire. Mais toujours est-il que peu à peu il s’assoupit dans son fauteuil et que, dans son sommeil agité, il avait aux lèvres un sourire narquois, et de temps en temps, il bredouillait des mots sans suite, parmi lesquels revenait fréquemment celui-ci: FOLIE.
Le soir venu, les moines, consternés de voir qu’il n’avait pas touché au dîner, non plus qu’au déjeuner, lui servirent un souper plus soigné encore que les précédents repas. Malgré leur insistance, Pardaillan refusa de manger.
Les moines durent se retirer sans être parvenus à le décider et, dès qu’il se vit seul, il se hâta de se mettre au lit pour se soustraire à la tentation de la table étincelante. Et il faut convenir qu’il lui fallut une force de volonté peu commune, car la faim se faisait cruellement sentir. Peut-être l’eût-il moins sentie s’il avait pu détacher complètement son esprit de cette pensée.
Mais les moines revenaient obstinément avec leur table chargée de mets appétissants. Et sous prétexte que, peut-être, plus tard, il voudrait faire honneur à ce repas, ils laissaient devant lui cette table et tout ce qu’elle supportait de bonnes choses. Or, si Pardaillan réussissait, à force de volonté, à chasser la faim, un regard tombant par hasard sur la table suffisait à réveiller son estomac qui se mettait aussitôt à hurler famine.
Le lendemain, le même supplice se renouvela, avec aggravation de repas augmentés. En effet, les moines impitoyables lui servirent un petit et un grand déjeuner, un dîner, une collation et un souper.
Cinq fois dans la même journée, il eut à résister à l’abominable tentation d’une table qui se faisait de plus en plus recherchée, de plus en plus abondante et délicate, de plus en plus chargée des crus les plus rares et les plus renommés.
Le troisième jour, Pardaillan, la gorge sèche, la tête en feu, sentant ses jambes se dérober sous lui, se disait pour se donner du courage:
– Plus que ce jour à passer. Par Pilate! il se passera comme les deux autres! Et après?… Bah! nous verrons bien. Arrive qu’arrive?
Il cherchait toujours un moyen de s’évader. Il ne trouvait rien. Et maintenant, peut-être par suite de la faiblesse qu’il éprouvait et qui le privait d’une partie de ses moyens, maintenant il en arrivait à compter sur le Chico, à espérer que peut-être il réussirait à le tirer de là, et il passait la plus grande partie de son temps à guetter par la fenêtre, espérant toujours apercevoir la fine silhouette du petit homme, espérant recevoir un nouveau billet de lui. Mais le Chico ne se montra pas, ne donna pas signe de vie.
Ce jour-là, ses deux gardiens se montrèrent particulièrement affectés de son obstination à refuser toute nourriture. Jusqu’au jour de la visite de d’Espinosa, ces deux moines avaient gardé un silence si scrupuleux qu’il eût pu les croire muets.
À date de la visite de leur chef suprême, ils se montrèrent aussi bavards qu’ils avaient été muets jusque là. Et comme leur grande préoccupation était de voir que le prisonnier confié à leurs soins ne voulait rien prendre, les dignes révérends n’ouvraient la bouche que pour parler mangeaille et beuverie.
L’un recommandait particulièrement tel plat, dont il donnait la recette, l’autre prônait tel entremets sucré, délicieux, disait-il, à s’en lécher les doigts.
Quelquefois, ils se trouvaient en désaccord complet au sujet des mérites de tel cru ou de tel mets. Alors ils discutaient véhémentement et s’emballaient au point de se dire les choses les plus désobligeantes du monde, et ils se couvraient mutuellement d’injures, d’anathèmes et d’imprécations. Pour un peu ils en fussent venus aux mains. Et comme ni l’un ni l’autre ne voulait en démordre, il arrivait qu’au repas qui suivait, le plat où le vin, cause de cette dispute violente, figurait sur la table et les deux moines recommençaient à se chamailler, l’un sommant le chevalier de goûter au mets qu’il vantait et de le déclarer exquis, l’autre l’adjurant de n’en rien faire, jurant par la Vierge et par tous les saints que goûter à cette pitance c’était s’exposer bénévolement à un empoisonnement certain.