Ces disputes devant un homme qui se laissait lentement mourir de faim avaient quelque chose de hideux et grotesque à la fois.
Pardaillan aurait pu imposer silence aux deux enragés bavards et les prier de le laisser tranquille. Ils eussent obéi. Mais Pardaillan était persuadé que les deux moines jouaient une abominable comédie, pour l’amener à absorber le liquide ou l’aliment qui contenait le poison destiné à le foudroyer.
Il était persuadé que s’il avait voulu les chasser, les moines n’eussent tenu aucun compte de ses ordres et se fussent obstinés à le harceler de plus belle. Dans ces conditions, il n’y avait qu’à se résigner.
Or, Pardaillan se trompait. Les deux moines ne jouaient nullement la comédie. Ils étaient bien sincères. C’étaient deux pauvres diables de moines, ignorants comme… des moines, d’esprit plutôt borné, qui ne devaient la mission de confiance dont ils étaient chargés qu’à leur force herculéenne, qui avait été jugée suffisante pour résister victorieusement à une entreprise du chevalier, si la fantaisie lui avait pris de se révolter et de les vouloir malmener.
Ce à quoi il ne pensait guère, sachant bien que les deux moines réduits à l’impuissance, la porte n’en resterait pas moins solidement fermée, attendu que lorsqu’ils voulaient sortir, ses deux gardiens étaient obligés de se faire ouvrir de l’extérieur par deux autres moines, qui attendaient patiemment dans le couloir. Donc ces deux moines n’étaient que des comparses ignorants du drame qui se déroulait sous leurs yeux, ne soupçonnant rien des projets de leurs supérieurs.
On leur avait confié la garde de Pardaillan, on leur avait ordonné d’accéder à tous ses désirs, et hormis de lui ouvrir la porte et de le laisser aller, d’obéir à ses ordres.
On leur avait surtout recommandé de faire tous leurs efforts pour l’amener à prendre un peu de nourriture. Ils s’acquittaient très consciencieusement de leur tâche et n’en cherchaient pas plus long.
Comme on les savait quelque peu gourmands et ne détestant nullement de vider une bonne bouteille, on leur avait défendu, sous menace des châtiments les plus exemplaires, d’accepter quoi que ce fût de leur prisonnier, fût-ce une simple goutte d’eau. Et comme ils n’ignoraient pas que dans leur couvent, plus que partout ailleurs, les murs avaient des yeux et des oreilles, ils se seraient bien gardés de ne pas obéir, connaissant, pour en avoir fait la douloureuse expérience, les peines cruelles qui les attendaient en cas de désobéissance.
Enfin – et ceci montre que d’Espinosa ne laissait rien au hasard et savait habilement utiliser les passions de ceux qu’il employait – on leur avait dit que s’ils amenaient leur prisonnier à goûter à un seul des innombrables plats dont la table était garnie, à avaler, ne fût-ce qu’une gorgée de vin ou d’eau, les restes de la magnifique table leur reviendraient intégralement et qu’ils pourraient boire et manger tout leur soûl et se griser à en rouler par terre, ayant d’avance absolution pleine et entière. Si, au contraire, le prisonnier s’obstinait à ne rien prendre, c’est qu’ils n’auraient pas su le persuader, et alors, en punition de leur maladresse, le succulent dîner leur passerait sous le nez, et ils devraient se contenter de leur maigre ordinaire.
Cela seul suffit à expliquer l’acharnement qu’ils mettaient à amener leur prisonnier à goûter à un seul de ces mets qui les faisaient ouvrir les narines toutes grandes. Cela explique aussi leur air piteusement désespéré lorsqu’ils voyaient qu’ils avaient échoué encore une fois. Simplement, les deux gourmands se disaient, navrés, qu’il leur fallait faire leur deuil des choses succulentes qui fleuraient si délicieusement, dont ils avaient espéré pouvoir se régaler.
Pardaillan ignorait tout cela, et pour cause. Cependant, à différentes reprises, et pour avoir le cœur net, il avait placé devant les moines un des plats pris au hasard, il avait lui-même rempli à ras bord un verre d’un vin généreux et:
– Tenez, mon révérend, avait-il dit, vous seriez heureux de me voir manger, dites-vous… Eh bien! goûtez une bouchée seulement de ce plat, et je vous jure que j’en mangerai après vous; goûtez une seule gorgée de ce vin au fumet délicat et je vous promets de vider la bouteille ensuite.
En disant ces mots, il scrutait attentivement les deux gourmands et notait soigneusement leurs mines piteuses, les regards de convoitise qu’ils jetaient sur le plat ou le verre. Sans le savoir il leur infligeait ainsi un cruel supplice, tant il est vrai que tout se paye.
– Impossible de vous satisfaire, disait d’un air navré un des moines.
– Pourquoi? demandait Pardaillan.
– Hélas! mon frère, on nous a formellement interdit d’accepter rien de vous.
– Sous peine de la discipline, ajoutait l’autre.
– La discipline et autres châtiments corporels, et l’in-pace [9], et la diète forcée et…
– N’en parlons plus, interrompait Pardaillan.
Et en lui-même il ajoutait:
– Pardieu! ils n’auraient garde d’y goûter: les sacripants savent que ces mets sont empoisonnés.
Dans ce troisième jour, frère Bautista et frère Zacarias (pourquoi ne ferions-nous pas connaître les noms des deux moines gardiens?) se montrèrent plus affectés que jamais, affectés et furieux; navrés, parce qu’ils enrageaient de voir tant de si succulentes choses, tant de vins fameux leur passer inexorablement sous le nez sans pouvoir seulement tremper un doigt dans une sauce ou s’humecter la langue d’une larme de ce liquide doré, chaud et velouté, qui étincelait dans les flacons intacts; furieux, parce qu’ils n’étaient pas éloignés de croire que leur prisonnier s’obstinait ainsi uniquement pour leur faire pièce. Or, voici qu’à l’heure du dîner, les deux moines se présentèrent devant Pardaillan comme d’habitude. Seulement, au lieu de dresser le couvert dans la chambre, frère Bautista, qui paraissait radieux ainsi que son digne acolyte Zacarias, annonça d’une superbe voix de basse:
– Si monsieur le chevalier veut bien passer au réfectoire, nous aurons l’honneur de lui servir le dîner.
Pardaillan fut ébahi de cette annonce. Que signifiait cette fantaisie et quelle surprise douloureuse ou quel piège dissimulait-elle?
À voir les mines béates et radieuses de ses deux gardiens, à leurs sourires entendus, aux coups d’œil malicieux qu’ils échangeaient, il crut comprendre qu’il se tramait quelque chose de louche contre lui. Il répondit donc sèchement:
– Mon révérend, je vous ai dit une fois pour toutes que je ne voulais point manger. Vous n’aurez donc pas l’honneur de me servir le dîner, attendu que je suis résolu à ne point bouger d’ici.
Ayant dit, il se jeta dans son fauteuil et leur tourna le dos.
Les deux moines se regardèrent consternés. Leur nez s’allongea d’une manière inquiétante, leur large bouche se crispa en un rictus larmoyant, de leur vaste poitrine jaillit un soupir capable de renverser un jeune arbrisseau.
Dans leur déception, d’autant plus cuisante que plus imprévue, ils étaient affreux et parfaitement grotesques. Si Pardaillan avait cru à leur sincérité réelle, et qu’il les eût vus en ce moment, il n’eût pu s’empêcher de rire. Mais comme il croyait à une comédie, il eût, certes, admiré ce qu’il eût pris pour un art consommé.
Cependant, frère Bautista, qui était le plus inconscient des deux, partant le plus disposé à se mettre en avant, fit une tentative désespérée, et sur un ton qui n’admettait pas de réplique:
– Il faut venir cependant, trancha-t-il.