– Il faut venir cependant, trancha-t-il.
Pardaillan, frappé de ce ton, presque menaçant, se redressa aussitôt, et avec un sourire narquois, il goguenarda:
– Il faut!… Pourquoi?
– C’est l’ordre, dit plus doucement frère Zacarias.
– Et si je refuse d’obéir à l’ordre? railla Pardaillan.
– Nous serons forcés de vous porter.
Pardaillan fit rapidement deux pas en avant. Il n’avait rien pris depuis bientôt trois jours, mais il sentait bien qu’il était encore de force à mettre facilement à la raison les deux insolents frocards. Il allait donc projeter ses deux poings en avant lorsqu’une réflexion subite arrêta le geste ébauché:
– Niais que je suis, songea-t-il. Qui sait si je ne trouverai pas l’occasion cherchée de fausser compagnie à tous ces moines, que l’enfer engloutisse! Dans tous les cas, j’ai intérêt à connaître le plus possible les tours et détours de ce couvent. On ne peut pas savoir…
Le résultat de cette réflexion fut qu’au lieu de frapper comme il en avait eu l’intention, il répondit paisiblement avec son plus gracieux sourire:
– Soit! j’irai donc de plein gré, à seule fin de vous éviter la peine de me porter.
Les deux moines eurent une grimace de satisfaction. Ils connaissaient la force redoutable de leur prisonnier et, bien qu’ils fussent parfaitement résolus à obéir aux ordres reçus, bien qu’ils eussent pleine confiance dans leur propre force, ils étaient de tempérament pacifique et ne tenaient pas autrement à éprouver à leurs dépens, peut-être, la vigueur de celui qu’ils avaient mission de garder.
– À la bonne heure, mon gentilhomme, fit joyeusement frère Bautista, vous voilà raisonnable. Et par saint Baptiste, mon vénéré patron, vous verrez que vous ne regretterez pas de faire connaissance avec le réfectoire où nous vous conduisons!
– Allons donc, mon révérend, puisque, aussi bien, c’est l’ordre, comme dit si élégamment votre digne frère. Mais je vous préviens: cette fois-ci, pas plus que les autres, vous ne réussirez pas à me faire absorber la moindre nourriture.
Les deux moines firent la grimace. Ils échangèrent un coup d’œil inquiet, tandis que leur front se rembrunissait.
– Bah! fit frère Bautista, allons toujours. Nous verrons bien si vous aurez l’affreux courage de vous dérober devant les délices de la table qui vous attend.
Dans le couloir, ils trouvèrent une escorte de six moines robustes qui entourèrent le chevalier et le conduisirent jusqu’à la porte du réfectoire, située dans le même couloir.
L’escorte resta dehors, et Pardaillan pénétra avec ses deux gardiens ordinaires. Derrière lui, il entendit grincer les verrous. Il jeta autour de lui ce regard investigateur qui embrassait d’un seul coup jusqu’aux moindres détails et demeura tout émerveillé devant le spectacle réjouissant qui s’offrait à ses yeux.
La salle elle-même était carrée, haute de plafond, vaste de dimensions. Le plafond, le plancher, les boiseries qui la recouvraient entièrement, des essences les plus rares, étaient de véritables merveilles de mosaïque et de sculpture. Quatre tapisseries flamandes ornaient deux côtés de la salle et représentaient les quatre saisons. Mais si le décor de chacune de ces tapisseries variait, suivant la saison qu’il représentait, dans une intention qui sautait aux yeux, le fond du sujet était le même partout.
C’était une profusion de fruits, de victuailles variées, de flacons, que des personnages, hommes et femmes, engloutissaient gloutonnement.
Dans l’Été, les personnages, de grandeur presque nature, étaient entièrement nus. Dans le printemps, ils étaient un peu plus couverts. En revanche, les poses et les gestes étaient tels qu’il nous faudrait recourir au latin pour les décrire. On ne s’effarouchait pas pour si peu à cette époque.
Notez que, tout, en accomplissant ces gestes que nous ne saurions décrire, les personnages en question n’arrêtaient pas de s’empiffrer avec des grimaces de jubilation. Évidemment, l’artiste qui avait conçu ce panneau s’était inspiré de ces paroles de l’Évangile: «Que votre main droite ignore ce que fait la gauche.» De-ci, de-là, quelques tableaux.
Et toujours le même sujet, varié seulement dans les détails des gens mangeant et buvant avec des mines béates. La seule vue de ces panneaux et tableaux était faite pour réveiller l’appétit le plus profondément assoupi.
Une cheminée monumentale occupait à elle seule les deux tiers d’un côté. L’intérieur de cette cheminée était garni d’arbustes, de plantes rares, de fleurs aux parfums très doux, rangés en corbeille autour d’une vasque de marbre dont le jet d’eau retombait en pluie fine, avec un murmure caresseur, et rafraîchissant l’air, saturé de parfums. Deux fenêtres aux rideaux de velours hermétiquement clos; dix fauteuils de dimensions colossales s’espaçaient le long des boiseries; deux bahuts se faisaient vis-à-vis. Bien qu’il fît grand jour au dehors, aux quatre angles, quatre torchères énormes, chargées de cire rose et parfumée, qui se consumaient lentement et dont les volutes de fumée bleuâtre répandaient dans la salle ce parfum spécial qu’on y respirait.
Voilà ce que vit Pardaillan d’un coup d’œil.
Tout, dans cette salle, semblait avoir été aménagé en vue de la glorification de la gourmandise. Tout semblait avoir été conçu en vue de l’inciter à faire comme les personnages des tableaux et tapisseries, c’est-à-dire à bâfrer sans retenue.
Au centre de la salle, une table était dressée, autour de laquelle vingt personnes eussent pu s’asseoir à l’aise. Une nappe d’une blancheur éblouissante et d’une finesse arachnéenne; des chemins de table en dentelles précieuses, des surtouts d’argent massif, des cristaux enchâssés de métal précieux, une vaisselle d’or et d’argent, des flambeaux aux cires allumées et des jonchées de fleurs. Tel était le décor prestigieux destiné à encadrer dignement les innombrables plats, les fruits savoureux, les entremets, les pâtisseries, les compotes et les gelées et l’escadron des flacons de toutes formes et de toutes dimensions, rangés en bon ordre devant la ligne des bouteilles ventrues, vénérablement poussiéreuses.
Au milieu de cette table, surchargée de provisions qui eussent suffi à rassasier vingt personnes douées du plus solide appétit, un couvert, un seul, était mis. Et devant cet unique couvert, un vaste fauteuil semblait tendre ses bras rigides à l’heureux gourmet à l’intention duquel on avait fait cette débauche de richesses gastronomiques.
Voilà ce que désignaient de la main les frères Zacarias et Bautista, avec des airs de vénération profonde comme ils n’en avaient peut-être pas devant le saint sacrement. Et leurs yeux clignotants, leur énorme bouche qui s’arrondissait en cul de poule, leurs larges narines qui reniflaient non les parfums répandus dans la salle, mais le fumet des plats, leur air de fausse modestie, tout dans leur attitude semblait dire que tout cela était leur œuvre à eux, tout implorait un compliment que Pardaillan ne leur refusa pas.
– Admirable! dit-il simplement d’un air très convaincu.
– N’est-ce pas? rayonna frère Bautista. Et que direz-vous, mon frère, quand vous aurez goûté aux délicieuses choses qui figurent sur cette table!
Les deux moines se regardaient d’un air triomphant. Leurs yeux se disaient clairement:
«Enfin! il va goûter à ces mets, et nous, nous toucherons enfin la récompense de nos efforts persévérants. À nous la plus grande partie de ces bonnes choses… Il ne saurait manger tout cela.»
Et la langue passée sur les lèvres lippues semblait répondre:
«L’eau m’en vient à la bouche, rien que d’y penser.»
Hélas! la joie des vénérables frères fut de courte durée, car Pardaillan ajouta aussitôt:
– Merveilleux! Mais vous vous êtes donné beaucoup de peine bien inutilement, car je ne toucherai à rien des merveilles entassées là.
La consternation des moines confina au désespoir. Pour un peu, ils l’eussent battu.
– Ne blasphémez pas, dit sévèrement frère Bautista. Asseyez-vous plutôt dans ce moelleux fauteuil qui vous tend les bras.
– Mais puisque je vous dis que je ne veux rien prendre… Rien, entendez-vous?