Le quatrième jour, au matin, ses gardiens lui apportèrent une boule de pain noir et un alcarazas rempli d’eau en lui recommandant de ménager ces maigres provisions, attendu qu’on ne lui en donnerait d’autres que dans deux jours.
C’est à peine s’il parut entendre ce qu’on lui disait. Il faut croire cependant qu’il avait entendu et compris, car deux heures plus tard le pain était diminué de moitié et l’alcarazas s’était vidé dans les mêmes proportions. Il faut croire aussi qu’il était surveillé de près, car peu de temps après les moines reparurent et le prièrent de les suivre.
Le maigre repas qu’il venait de faire lui avait rendu un peu de forces, car il se leva sans trop de difficulté. Mais ce qui étonna les deux gardiens, c’est qu’il ne paraissait pas très bien comprendre ce qu’ils disaient.
Voyant cela, Bautista le prit par un bras, Zacarias par l’autre et ils l’entraînèrent doucement. On lui fit traverser quelques couloirs et descendre deux étages. Une porte s’ouvrit, les moines le poussèrent, et il obéit docilement au geste et pénétra dans le nouveau local qui lui était assigné. Les moines posèrent par terre ce qui restait de pain et d’eau, qu’ils avaient eu la précaution d’emporter, et se retirèrent silencieusement. Bautista s’en fut droit chez le supérieur du couvent.
– Eh bien? fit laconiquement ce personnage.
– C’est fait, répondit non moins laconiquement le frère Bautista.
– Il n’a pas fait de difficultés?
– Aucune, révérendissime père. D’ailleurs, je ne sais si c’est l’effet du jeûne prolongé, mais il ne paraît pas avoir toute sa conscience. Ah! ce n’est plus le fringant cavalier qu’il était lorsqu’il est entré ici!
– Est-il réellement si bas? Faites attention, mon frère, que ceci est d’une importance capitale.
– Révérendissime père, je crois sincèrement que si on le soumet encore quelques jours à un régime aussi dur, il perdra la raison… à moins qu’il ne tombe d’inanition.
– Nous enverrons le père médecin vérifier sans qu’il puisse s’en douter. Vous êtes bien sûr qu’il avait avalé le contenu de la bouteille de saumur que nous vous avions recommandé de placer bien en évidence le jour de son entrée au couvent?
– Absolument… Il ne restait pas une goutte de vin au fond de la bouteille. Frère Zacarias et moi nous nous en sommes assurés.
Le prieur eut un sourire sinistre:
– S’il en est ainsi, il doit être, en effet, à point. N’importe, pour plus de sûreté, j’enverrai le médecin. Allez, mon frère. Vous voilà déchargé de votre prisonnier. Vous avez accompli votre mission avec zèle et intelligence, monseigneur sera content de vous. Allez.
Bautista s’inclina profondément devant son supérieur et sortit, fier du témoignage de satisfaction reçu.
La cellule dans laquelle on venait de conduire Pardaillan pouvait avoir environ dix pieds de long et autant en largeur. Elle était parfaitement obscure. Il n’y avait aucun meuble, pas un siège, pas même une botte de paille, et le chevalier, qui, décidément, n’avait plus de forces, dut s’accroupir sur le plancher, le dos appuyé à une des cloisons de son cachot.
Combien de temps resta-t-il ainsi accroupi? Des heures ou des minutes? Il n’aurait su dire, car il paraissait avoir perdu conscience de l’état misérable dans lequel il se trouvait.
Il est probable que le temps qu’il passa ainsi fut assez long, car il eut faim, et, en un geste machinal, il finit la miche de pain et vida presque entièrement la provision d’eau.
À ses tortures vint s’en ajouter une nouvelle: la chaleur. Cette chaleur allait sans cesse en augmentant et paraissait provenir du plafond de son cachot. Il lui semblait qu’un immense brasier était allumé au-dessus de sa tête et laissait tomber sur lui des bouffées de chaleur intolérable, et sans doute sous l’effet de cette chaleur anormale, l’air se faisait de plus en plus rare, et sa respiration devenait plus pénible.
Il était ruisselant de sueur et il haletait. Par là-dessus un silence de tombe, une obscurité compacte à tel point que si la cruche, à laquelle il se désaltérait de temps en temps, n’avait été sous sa main, il n’aurait pu la retrouver.
Et voici que le milieu de ce brasier insupportable que paraissait être le plafond s’ouvrit soudain, un flot de lumière inonda le cachot et vint l’aveugler de son éclat insoutenable.
C’était à croire qu’on venait d’allumer brusquement, au-dessus de sa tête, un soleil dont les éclats fulgurants lui brûlaient les yeux. Et en même temps, par un phénomène inexplicable, la chaleur diminuait, une douce fraîcheur lui succédait. Mais cette fraîcheur ne fit que s’accentuer et se changea rapidement en un froid glacial. Si bien que, après avoir été en nage, il grelottait dans son coin.
Avec le froid intense succédant à la chaleur torride, un autre phénomène se produisit: des émanations délétères envahirent son cachot, une puanteur insupportable vint le suffoquer. Et toujours cet infernal soleil qui lardait ses prunelles de milliers de coups d’épingle atrocement douloureux chaque fois qu’il se risquait à ouvrir les paupières.
Pardaillan, asphyxié, à demi terrassé peut-être par la congestion, avait roulé sur le sol. Le délire s’était emparé de lui, un râle étouffé coulait sans interruption de ses lèvres glacées, et parfois un gémissement plaintif alternait avec le râle. Et les heures s’écoulèrent douloureusement, mortelles, sans qu’il en eut conscience.
Brusquement, l’éclat du soleil s’atténua. Le cachot fut encore vivement éclairé, mais cette lumière, du moins, était très supportable. En même temps, un déplacement d’air violent, tel que le produit un puissant ventilateur, balaya les mauvaises odeurs qui infectaient le cachot, et l’air redevint respirable. Puis aussitôt des bouffées de chaleur attiédirent l’atmosphère, pendant que des bouffées de parfums très doux achevaient de chasser ce qui pouvait rester de miasmes épars dans l’air.
Rapidement ce cachot, où il avait failli être terrassé tour à tour par la chaleur et le froid, par l’asphyxie et la congestion, ce cachot, où il avait failli être aveuglé par les éclats puissants d’un soleil factice, redevint habitable. Il éprouva aussitôt les bienfaisants effets de cet heureux changement. Le délire fit place à une sorte d’engourdissement qui n’avait rien de douloureux, les râles cessèrent, la respiration redevint normale. Il ressentit un bien-être relatif, qui, après les prodigieuses secousses qu’il venait d’endurer, dut lui paraître délicieux. Peu à peu cette sorte d’engourdissement disparut. Il retrouva non pas cette admirable intelligence qui le faisait supérieur à ceux qui l’entouraient, mais un vague embryon de conscience.
C’était peu. C’était cependant une amélioration notable, comparée à l’état où il se trouvait avant.
Nous avons dit qu’il avait roulé par terre. C’est sur son manteau que nous aurions dû dire.
En effet, malgré la chaleur – on était au gros de l’été – par suite d’on ne sait quelle inexplicable fantaisie, tout à coup, il s’était enveloppé dans son manteau et n’avait plus voulu s’en séparer. Cette fantaisie remontait au jour de ce fameux et unique repas qu’il avait fait dans cette merveilleuse salle à manger, aménagée à son intention.
Pendant ce repas, il avait gardé son manteau, et depuis, il ne l’avait plus quitté, ni jour ni nuit.
Les dignes frères Bautista et Zacarias avaient fort bien remarqué cette bizarrerie, sans y attacher d’importance d’ailleurs. Comme on a pu s’en rendre compte par le rapport de Bautista à son supérieur, pour eux, leur prisonnier n’avait plus bien sa tête à lui. Cette obstination à s’envelopper ainsi, ils l’avaient mise sur le compte d’une lubie de dément. C’est ce qui explique que lorsqu’ils vinrent chercher Pardaillan pour le conduire à son actuel cachot, celui-ci était parti avec son manteau, et comme ils étaient habitués à le voir constamment avec, ils n’y avaient prêté aucune attention.
D’ailleurs, on ne leur avait donné aucune instruction au sujet de ce vêtement. Il est vrai qu’ils avaient négligé de signaler ce détail sans importance à leurs supérieurs.