Alors aussi, la peur de mourir qui le talonnait, la terreur sans nom qui lui rongeait le cerveau achevèrent l’œuvre dissolvante, poursuivie avec une ténacité féroce durant quinze jours de tortures variées, longuement et froidement préméditées, accumulées avec un art diabolique et destinées à faire sombrer cette raison si solide, si lumineuse.
Le but visé par Fausta et d’Espinosa était atteint. Pardaillan n’était plus.
C’était un pauvre fou qui, maintenant, hagard, échevelé, écumant, hurlait son désespoir et sa terreur. Et ce fou, d’une voix qui s’efforçait de couvrir le tonitruant roulement de la machine à hacher, criait de toutes ses forces, déjà épuisées:
– Arrêtez!… Arrêtez!… Je ne veux pas mourir!… je ne veux pas!…
Mais on ne l’entendait pas sans doute. Ou peut-être l’implacable volonté de l’inquisiteur avait-elle décidé de pousser l’expérience jusqu’au bout.
Car le plancher continuait de s’abaisser avec une régularité désespérante. Maintenant, ce n’étaient plus cinq losanges, mais dix qui fonctionnaient simultanément, avec la même rapidité, avec le même roulement formidable qui remplissait le cachot de son bruit de tonnerre.
L’instinct de la conservation, si puissant, à défaut du raisonnement, à jamais aboli, peut-être, fit que Pardaillan découvrit l’unique chance qui lui restait de sauver cette vie à laquelle il tenait tant maintenant. Voici quelle était cette chance:
Ce plancher mobile était maintenu d’un côté par des charnières puissantes. Ces charnières n’étaient pas placées contre le mur qui soutenait le plancher. Elles étaient sous le plancher même. C’est-à-dire que, du côté opposé à la pente, on avait posé une forte traverse de métal.
C’est sur cette traverse qu’étaient vissées les charnières. Si cette traverse avait eu quelques centimètres de plus dans sa largeur, Pardaillan eût pu à la rigueur se poser là-dessus et attendre aussi longtemps que ses forces le lui eussent permis. Malheureusement, la traverse était trop étroite. Mais s’il n’était pas possible de se poser là-dessus, on pouvait du moins s’y accrocher et s’y maintenir en se couchant à plat ventre, suspendu par le bout des doigts. Le fou – nous ne voyons pas d’autre nom à lui donner – avait vu cela.
C’était, tout bonnement, une manière de prolonger son supplice de quelques secondes. Il était évident qu’il ne pourrait se maintenir longtemps dans cette position et même, en admettant que le mouvement de descente s’arrêtât, la pente était déjà assez raide pour rendre la chute inévitable.
Le fou ne raisonna pas tant. Il vit là une chance de prolonger son agonie et désespérément, il s’accrocha à ce rebord sauveur. Il y gagna du moins qu’il ne vit plus les épouvantables hachoirs qui avaient le don de l’affoler.
Le plancher continuait sa descente. Bientôt, l’extrémité descendante irait s’appuyer sur le sol de la pièce qui devait être au-dessous… en admettant qu’il y eût une pièce au-dessous. Sinon la pente se changerait insensiblement en ligne verticale et alors ce serait la chute dans quelque mystérieux abîme.
Maintenant, la cloison était tapissée du haut en bas et dans toute sa largeur de faux qui continuaient immuablement leur mouvement de hachoir et semblaient appeler la proie convoitée.
Pardaillan, suspendu dans le vide, sentait ses forces l’abandonner de plus en plus; ses doigts, gonflés par l’effort, s’engourdissaient; la tête lui tournait et, malgré son état, il comprenait que bientôt, dans un instant, il lâcherait prise, et ce serait fini: il roulerait là-bas se faire hacher par la hideuse machine, qui semblait l’appeler de son ronronnement formidable.
Il râlait, et cependant son désir de vivre était si prodigieusement tenace qu’il trouvait encore, et malgré tout, la force de crier presque sans discontinuer:
– Arrêtez! Arrêtez!…
Bientôt, il fut à bout de force. Sa main gauche glissa, lâcha prise. Il se maintint un instant de sa seule main droite. Les doigts de cette main, à leur tour, le trahirent un à un. Deux doigts seuls restèrent désespérément incrustés dans le métal et supportèrent le poids de son corps un inappréciable instant.
Alors, il ferma les yeux, un soupir atroce gonfla sa poitrine, un cri terrible, un cri de bête qu’on égorge jaillit de ses lèvres tuméfiées, et il roula, roula là-bas sur les hachoirs qui le saisirent.
XVII LE PHILTRE DU MOINE
Or, Pardaillan n’était pas mort.
La machine à hacher était une sinistre comédie imaginée par Fausta, de concert avec d’Espinosa.
La papesse et le grand inquisiteur avaient décidé de pousser Pardaillan à la folie, non à la mort. Sur ce point, ils s’étaient trouvés tout de suite d’accord. Quant aux raisons qui les avaient poussés à adopter cette manière de tuer le chevalier – la folie n’est-elle pas comme une mort anticipée? – ces raisons que chacun avait gardées par devers lui n’étaient pas les mêmes chez Fausta que chez d’Espinosa.
Fausta avait adopté ce genre de supplice parce que, ayant essayé sans y parvenir de tuer Pardaillan par tous les moyens humainement connus, fataliste, sombre illuminée, elle s’était persuadée que cet homme était invulnérable et que, pour l’abattre, il fallait chercher autre chose que la mort.
D’Espinosa n’avait pas du tout ces idées. Grand inquisiteur d’Espagne, il estimait que son devoir était de poursuivre sans pitié l’hérésie et d’imposer par les moyens les plus violents ou les plus odieux la foi en ce Dieu qu’il servait, le respect et l’amour de ce Dieu. Offenser ce Dieu, c’était commettre un crime pour l’expiation duquel les tortures les plus effroyables étaient encore insuffisantes.
Or, le roi était considéré comme un être d’une essence exceptionnelle. Le roi, c’était le représentant de Dieu. Mieux, c’était une émanation directe de Dieu. Offenser le roi, c’était comme si on offensait Dieu. Nul châtiment n’était assez violent, assez douloureux pour faire expier ce crime.
Or, Pardaillan l’avait commis ce crime. Non seulement il avait bafoué, insulté ce roi, considéré à l’égal de Dieu, mais encore il avait émis la prétention de s’opposer à l’exécution de ses vastes projets.
Ce crime méritait un châtiment d’autant plus extraordinaire que celui qui l’avait commis était un homme extraordinaire.
Fausta lui avait indiqué un moyen qui, dans son infernale barbarie, lui avait paru le meilleur. Il l’avait adopté et perfectionné dans les détails. On serait venu lui en indiquer un autre qui lui eût paru supérieur, il aurait renoncé à celui de Fausta pour adopter celui-là.
Il poursuivait la mise à exécution de son plan avec une rigueur d’autant plus inexorable qu’elle était froidement raisonnée. Il agissait pour un principe – et c’est ce qui le faisait si terrible, si redoutable – non pour l’assouvissement d’une haine personnelle. Il n’avait pas menti lorsqu’il l’avait dit à Pardaillan.
Cette incroyable et abominable invention de la machine à hacher était donc destinée non à broyer le chevalier, mais à achever de porter l’épouvante dans son esprit déprimé par les tortures de la faim et de la soif.
Et cette épouvante, amenée à son paroxysme par une graduation dosée avec un art infernal, avait été initialement préparée par un stupéfiant, et en même temps devait compléter l’œuvre dévastatrice de ce poison.
En conséquence, les premières faux apparues étaient réellement de bel et de bon acier; elles étaient parfaitement tranchantes et acérées. Mais les hachoirs du bas, ceux que Pardaillan n’avait pu voir, attendu que, étendu à plat ventre sur le plancher, cramponné à la traverse, il leur tournait le dos, ces hachoirs du bas, sur lesquels, grâce à la déclivité du plancher, son corps devait rouler, étaient placés là comme un leurre et s’étaient repliés comme du caoutchouc sous le poids du corps qu’ils auraient dû hacher.
Pardaillan, lorsqu’il avait lâché prise, était à moitié évanoui. Lorsqu’il parvint, sans se faire du mal, au bas de la pente, il demeura étendu à terre, sans connaissance.
Longtemps, il resta ainsi privé de sentiment. Petit à petit, il revint à lui et jeta autour de lui un regard sans vie.