Il regarda autour de lui avec un étonnement visible et aperçut d’Espinosa. Alors, comme un effrayé, il se recula vivement jusqu’au mur, qui l’arrêta. Mais il ne se cacha pas le visage, il ne cria pas, il ne gémit pas. Évidemment, il y avait une amélioration sensible dans son état.
Cependant, il considérait d’Espinosa avec une inquiétude manifeste. Le grand inquisiteur, qui le tenait sous le poids de son regard froid et volontaire, fit deux pas vers lui. Pardaillan jeta autour de lui ce regard de la bête menacée qui cherche le trou où elle pourra se terrer. Et ne trouvant rien, ne pouvant plus reculer, il effectua le seul mouvement possible: il s’écarta. Et en exécutant ce mouvement, il surveillait attentivement le grand inquisiteur, qu’il ne paraissait pas reconnaître.
Visiblement, il paraissait redouter une attaque soudaine de la part de cet inconnu qui venait le troubler dans sa retraite. Son attitude trahissait la crainte et l’inquiétude, tandis que, avant l’absorption du remède, elle eût dénoté une frayeur intense.
D’Espinosa sourit. Il se sentit pleinement rassuré. Non qu’il eut peur: il était brave, la mort ne l’effrayait pas. Mais il l’avait dit, il avait une tâche à accomplir et il ne voulait pas partir en laissant son œuvre inachevée.
C’était là l’unique raison pour laquelle il évitait de s’exposer, pour laquelle il redoutait la force peu commune de son prisonnier, ou pour mieux dire: du prisonnier de l’Inquisition.
Sous l’action énergique du remède, ce prisonnier retrouvait peu à peu ses forces et il devait les garder, avait dit le moine savant, quelques minutes. Or, pendant l’instant très court qu’il allait passer en tête à tête avec lui, il suffirait d’un éclair de lucidité, d’un retour fugitif d’énergie, pour que le prisonnier se ruât sur lui et l’étranglât tout net.
Si vigoureux qu’il fût, l’inquisiteur savait qu’il ne pourrait tenir tête victorieusement à un adversaire de cette force. C’est pourquoi la pusillanimité que montrait Pardaillan était faite pour le rassurer. Il s’approcha donc de lui avec assurance et, de sa voix très calme, presque douce:
– Eh bien, Pardaillan, ne me reconnaissez-vous pas?…
– Pardaillan? répéta le chevalier, qui paraissait faire des efforts de mémoire prodigieux pour fixer les souvenirs confus que ce nom évoquait dans son esprit.
– Oui, Pardaillan… C’est toi qui es Pardaillan, reprit d’Espinosa en le fixant.
Pardaillan se mit à rire doucement et murmura:
– Je ne connais pas ce nom-là.
Et cependant il ne cessait de surveiller celui qui lui parlait avec une inquiétude manifeste. D’Espinosa fit un pas de plus et lui mit la main sur l’épaule. Pardaillan se mit à trembler, et d’Espinosa, sous son étreinte, le sentit chanceler, prêt à s’abattre. Pour la deuxième fois, il eut ce même sourire livide, et avec une grande douceur il dit:
– Rassure-toi, Pardaillan, je ne veux pas te faire de mal.
– Vrai? fit anxieusement le fou.
– Ne le vois-tu pas? dit l’inquisiteur qui se fit persuasif.
Pardaillan le considéra longuement avec une méfiance visible et, peu à peu, convaincu sans doute, il se rasséréna et finalement se mit à sourire, d’un sourire sans expression. Le voyant tout à fait rassuré, d’Espinosa reprit:
– Il faut te souvenir. Il le faut… entends-tu? Tu es Pardaillan.
– C’est un jeu? demanda le fou d’un air amusé. Alors je veux bien être Par… dail… lan… Et vous, qui êtes-vous?
– Je suis d’Espinosa, fit lentement le grand inquisiteur en détachant chaque syllabe.
– D’Espinosa? répéta le fou qui cherchait à se souvenir. D’Espinosa!… Je connais ce nom-là…
Et tout à coup, il parut avoir trouvé.
– Oh! s’écria-t-il, en donnant tous les signes d’une vive terreur. Oui, je me souviens!… D’Espinosa… c’est un méchant… prenez garde… il va nous battre!
– Ah! gronda d’Espinosa, tu commences à te souvenir. Oui, je suis d’Espinosa et toi tu es Pardaillan. Pardaillan, l’ami de Fausta.
– Fausta! dit le fou sans hésitation; j’ai connu une femme qui s’appelait ainsi. C’est une méchante femme!…
– C’est bien cela, sourit d’Espinosa. La mémoire te revient tout à fait.
Mais le dément avait une idée fixe et la suivait sans défaillir. Il se pencha sur d’Espinosa et, sur un ton confidentieclass="underline"
– Vous me plaisez, dit-il. Écoutez, je vais vous dire, il ne faut pas jouer avec d’Espinosa et Fausta. Ce sont des méchants… Ils nous feront du mal.
– Misérable fou! grinça d’Espinosa, impatienté. Je te dis que d’Espinosa c’est moi. Regarde-moi bien. Rappelle-toi!
Il l’avait pris par les deux mains et, penché sur lui, à deux pouces de son visage, il fixait sur lui son regard ardent comme s’il avait espéré lui communiquer ainsi un peu de cette intelligence qu’il s’était acharné à abolir. Et soit pur hasard, soit qu’il eût réussi à lui imposer sa volonté, le fou poussa un grand cri, se dégagea d’une brusque secousse, se rencogna dans un angle du cachot, et d’une voix qui haletait, il râla:
– Je vous reconnais… Vous êtes d’Espinosa… Oui… Je me souviens… C’est vous qui m’avez fait saisir… J’étais alors, il me semble, un autre homme… Qui étais-je?… Je ne sais plus… mais je vois… j’étais fort, vaillant… Vous m’avez fait souffrir… Oui, j’y suis… la faim, l’horrible faim et la soif… et cette galerie abominable où l’on suppliciait tant de pauvres malheureux!…
– Enfin! tu te souviens!
– N’approchez pas!… hurla le fou au comble de l’épouvante. Je vous reconnais… Que voulez-vous? Venez-vous pour me tuer?… Allez-vous-en! je ne veux pas mourir!…
– Cette fois tu me reconnais bien. Oui, tu l’as dit, Pardaillan, tu étais un homme fort et vaillant, et maintenant qu’es-tu? Un enfant qu’un rien épouvante. Et c’est moi qui t’ai mis dans cet état. Tu me comprends un peu, Pardaillan; une vague lueur d’intelligence illumine en ce moment ton cerveau. Mais tout à l’heure la nuit se fera de nouveau en toi et tu redeviendras ce que tu étais à l’instant: un pauvre fou.
«Et sais-tu qui m’a donné l’idée de t’infliger les tortures qui devaient faire sombrer ton intelligence? Ton amie Fausta. Oui, c’est elle qui a eu cette idée que je n’aurais pas eue, je l’avoue. Oui, tu l’as dit: je vais te tuer. Oh! ne crie pas ainsi. Je ne veux pas te tuer d’un coup de poignard, ce serait une mort trop douce et trop rapide. Tu mourras lentement, dans la nuit, muré dans une tombe. Tu achèveras de mourir par la faim, l’horrible faim, comme tu disais tout à l’heure. Regarde, Pardaillan, voici ton tombeau.
En disant ces mots, d’Espinosa avait sans doute actionné quelque invisible ressort, car une ouverture apparut soudain, au milieu d’une des parois du cachot.
D’Espinosa prit la lampe d’une main, alla chercher Pardaillan et le saisit de l’autre, et, sans qu’il opposât la moindre résistance, car le malheureux, inconscient de sa force revenue, se contentait de gémir, il le traîna jusqu’à cette ouverture, et élevant sa lampe pour qu’il pût mieux voir:
– Regarde, Pardaillan, répéta-t-il d’une voix vibrante. Vois-tu? Ici, pas de lumière, autant dire pas d’air. C’est une tombe, une véritable tombe où tu te consumeras lentement par la faim. Nul au monde ne connaît ce tombeau; nul que moi.
«Et sais-tu? Pardaillan, tiens, je vais te le dire à seule fin que ton supplice soit plus grand – si toutefois tu te souviens de mes paroles – ce tombeau qui tout à l’heure sera le tien, il a une issue secrète que, seul, je connais.
«Tu la chercheras cette issue, Pardaillan, cela te fera une occupation qui te distraira. Tu la chercheras, car tu ne veux pas mourir maintenant. Mais tu ne la trouveras pas. Nul que moi ne saurait la trouver. Et moi, dans un instant, je sortirai d’ici pour ne plus y revenir. Mais avant de sortir, je vais te pousser là et toi, en posant le pied sur cette dalle que tu vois là, devant toi, tu actionneras toi-même le ressort de la porte de fer qui doit te murer vivant là-dedans.