Выбрать главу

– Grâce! gémit le malheureux fou qui se raidit. Je ne veux pas mourir! Grâce!

– Je le sais bien, reprit d’Espinosa avec son calme terrible. Et cependant tout à l’heure tu entreras là, et à compter de cet instant, tu n’existeras plus. Mais il était nécessaire que tu susses que toutes les tortures que tu as endurées, y compris le supplice de la faim que tu t’imposais volontairement, grâce à certain petit billet que je te fis parvenir, tout cela est mon œuvre, combinée avec le concours de Fausta.

«Et maintenant que tu sais tout cela et ce qui t’attend, il faut que tu saches pourquoi, n’ayant pas de haine contre toi, je l’ai fait: parce que les hommes de ta trempe, s’ils ne viennent pas à nous, s’ils ne sont pas avec nous, sont un danger permanent pour l’ordre de choses établi par notre sainte mère l’Église. Parce que tu as insulté à la majesté royale de mon souverain. Parce que tu t’es dressé menaçant devant lui et que tu as voulu faire avorter ses vastes projets.

«Il fallait que le châtiment qui te serait infligé fût si terrible qu’il fît trembler et reculer ceux qui, comme toi, seraient tentés de se dresser contre l’autorité de l’Église. Et maintenant que tu sais tout cela, maintenant que tu sais que tu vas mourir, il faut que tu meures désespéré de savoir que tu as échoué dans toutes tes entreprises contre nous. Sache donc que ce parchemin que tu es venu chercher de si loin, il est en ma possession!

– Le parchemin!… bégaya Pardaillan.

– Tu ne comprends pas? Il faut que tu comprennes cependant. Tiens, regarde. Le voici, ce parchemin. Vois-tu? C’est la déclaration du feu roi Henri troisième qui lègue le royaume de France à mon souverain. Regarde-le bien, ce parchemin. C’est grâce à lui que ton pays deviendra espagnol.

Un instant, d’Espinosa laissa sous les yeux du fou le parchemin qu’il avait sorti de son sein. Puis voyant que l’autre le regardait d’un air hébété, sans comprendre, il haussa doucement les épaules, replia le précieux document, le remit où il l’avait pris, et abattant sa main robuste sur l’épaule de Pardaillan, il le tira facilement à lui, car l’autre n’opposait qu’une faible résistance, et sur un ton impératif:

– Maintenant que je t’ai dit ce que j’avais à te dire, entre dans la mort.

Et il abattit son autre main sur l’autre épaule de Pardaillan et le poussa rudement jusqu’au seuil de l’ouverture béante, en ajoutant:

– Voici ta tombe.

Alors une voix narquoise qu’il connaissait bien, une voix qui le fit frémir de la nuque aux talons, tonna soudain:

– Mordieu! mourons ensemble!

Et avant qu’il eût pu faire un mouvement, une main de fer le saisissait à la gorge et l’étranglait.

D’Espinosa lâcha l’épaule de Pardaillan. Sa main alla chercher la dague dont il avait eu la précaution de s’armer. Il n’eut pas la force d’achever le geste. La main de fer resserra son étreinte et le grand inquisiteur fit entendre un râle étouffé. Alors, Pardaillan lâcha la gorge, et le saisissant à bras le corps, il le souleva, l’arracha de terre, le tint un instant suspendu à bout de bras et le lança à toute volée dans ce qui devait être sa tombe.

Posément, Pardaillan ramassa la lampe que d’Espinosa avait reposée à terre, alla prendre son manteau – ce fameux manteau dont il ne pouvait plus se séparer et avec lequel il s’était amusé à fabriquer des embryons de poupée – et sa lampe à la main, il franchit le seuil de l’ouverture mystérieuse, en ayant soin de poser fortement le pied sur la dalle qui actionnait le ressort fermant la porte, et qu’il avait, il faut croire, bien remarquée lorsque d’Espinosa la lui avait montrée.

En effet, il entendit un bruit sec. Il se retourna et vit que le mur avait repris sa place. Il n’y avait plus là d’ouverture visible.

Pardaillan venait de s’enfermer lui-même dans ce trou noir qui, comme l’avait dit d’Espinosa, étendu sans connaissance sur le sol, ressemblait assez à une tombe. Pardaillan venait de s’enfermer dans cette tombe, mais il y avait d’abord jeté son puissant et implacable adversaire.

XVIII CHANGEMENT DE RÔLES

Pardaillan posa le manteau et la lampe par terre. Dans ce tombeau, comme dans les deux précédents cachots où il venait de séjourner, il n’y avait aucun meuble; pas de fenêtres, pas de porte. Il lui eût été difficile de retrouver l’emplacement de la porte secrète, qui s’était refermée d’elle-même.

Pardaillan accomplissait ses gestes avec un calme prodigieux. La facilité avec laquelle il avait à demi étranglé son ennemi et l’avait projeté dans ce trou prouvait que ses forces lui étaient revenues.

Ce n’était d’ailleurs pas le seul changement survenu dans sa personne. En même temps que la vigueur, l’intelligence paraissait lui être revenue.

Il n’avait plus cet air morne, hébété, peureux qu’il avait quelques instants plus tôt. Il avait ce visage impénétrable, froidement résolu, et cependant nuancé d’ironie, qu’il avait autrefois, lorsqu’il se disposait à accomplir quelque coup de folie.

Il se dirigea vers d’Espinosa, le fouilla sans hâte, prit le parchemin, qu’il étudia attentivement, et ayant reconnu que ce n’était pas une copie, mais l’original parfaitement authentique, il le plia soigneusement et, à son tour, il le mit dans son sein.

Ceci fait, il prit la dague, qu’il passa à sa ceinture, et s’assura que d’Espinosa n’avait pas d’autre arme cachée, ni aucun papier susceptible de lui être utile, le cas échéant, et, n’ayant rien trouvé, il s’assit paisiblement à terre, près de la lampe et du manteau, et attendit avec un sourire indéchiffrable aux lèvres.

Assez promptement, le grand inquisiteur revint à lui. Ses yeux se portèrent sur Pardaillan et, en voyant cette physionomie qui avait retrouvé son expression d’audace étincelante, il hocha gravement la tête, sans dire un mot.

Pas un instant, il ne perdit cet air calme, rigide qui était le sien. Son regard se posa sur celui de Pardaillan, aussi ferme et assuré que s’il avait été dans le palais, entouré de gardes et de serviteurs. Il ne montra ni étonnement, ni crainte, ni gêne. Seulement son œil de feu ne cessait pas de scruter Pardaillan avec une attention passionnée.

Il se disait qu’il avait encore une chance de salut, puisque le remède, grâce à quoi son prisonnier avait retrouvé assez de lucidité pour essayer de l’entraîner dans la mort avec lui, perdrait toute sa force stimulante au bout d’une demi-heure.

Il s’agissait donc de se dérober à une nouvelle attaque du prisonnier jusqu’à ce que, le stimulant n’ayant plus d’action, il redevînt ce qu’il était avant, ce qu’il resterait jusqu’à sa mort: un enfant inoffensif et peureux.

En somme, lui, d’Espinosa, était vigoureux et adroit. Il ne chercherait pas à lutter contre son adversaire; tous ses efforts se borneraient à éviter un corps à corps dans lequel il savait bien qu’il serait battu. Il fallait gagner quelques minutes. Toute la question se résumait à cela. Car, chose incroyable, l’idée ne lui venait pas que le prisonnier, ayant peut-être pénétré son projet, pouvait avoir eu assez de force, d’adresse et d’habileté pour jouer une longue et macabre comédie, à laquelle ses subordonnés, jusques et y compris le moine chimiste qui avait composé la drogue atrophiante se seraient laissé prendre.

Et comment admettre que le prisonnier eût pu résister à l’effet du poison expérimenté toujours avec un succès sur d’autres sujets: ces malheureux qu’il avait montrés à Pardaillan parqués comme des bêtes dans une cage?

Et en admettant même que la constitution extraordinairement robuste du condamné l’eût mis à même de résister plus longtemps qu’un autre à l’action dissolvante, comment admettre qu’il eût pu résister à l’effroyable jeûne qui lui avait été imposé? Si exceptionnellement doué qu’il fût, ceci était inadmissible. Et c’est pourquoi cette pensée d’une comédie admirablement jouée ne l’effleura pas.