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Coûte que coûte, il gagnerait donc les quelques minutes nécessaires. Et si le prisonnier devenait trop menaçant, il s’en débarrasserait d’un coup de dague. Il abrégerait ainsi son agonie; mais à tout prendre, il pouvait se déclarer satisfait des tourments qu’il lui avait fait endurer.

Voilà ce que disait le grand inquisiteur en étudiant Pardaillan, cependant que sa main, sous la robe rouge, cherchait la dague qu’il avait cachée. Alors seulement il s’aperçut qu’il n’avait plus cette arme sur laquelle il comptait en cas de suprême péril.

Il sentit la sueur de l’angoisse perler à la racine de ses cheveux. Mais il montra le même visage impassible, le même regard aigu qui n’avait rien perdu de son assurance. Et comme il croyait toujours que Pardaillan, en le saisissant à la gorge, avait obéi à un mouvement tout impulsif, non raisonné, il pensa que dans sa chute la dague s’était peut-être détachée de sa ceinture et qu’elle gisait à terre, peut-être tout près de lui. Il fallait la retrouver à l’instant. Et du regard il se mit à fureter partout.

Alors, avec cet air d’ingénuité aiguë, sur un ton narquois, le prisonnier lui dit:

– Ne cherchez pas plus longtemps, voici l’objet.

Et en disant ces mots, il frappait doucement sur la poignée de la dague passée à sa ceinture et il ajoutait avec un sourire railleur:

– Je vous remercie, monsieur, d’avoir eu l’attention de songer à m’apporter une arme.

D’Espinosa ne sourcilla pas. C’était un lutteur digne de se mesurer avec le redoutable adversaire qu’il avait devant lui.

Au même instant une idée lui traversa le cerveau comme un éclair et, d’un geste instinctif, il porta les mains à son sein où il avait caché le fameux parchemin.

Une teinte terreuse, à peine perceptible, se répandit sur son visage. Le coup lui était, certes, plus sensible que la perte de l’arme qui devait le sauver.

Alors, seulement, il commença de soupçonner la vérité et qu’il avait été joué de main de maître par cet homme vraiment extraordinaire qui avait su déjouer la surveillance d’une nuée d’espions invisibles; cet homme qui avait pu tromper les moines médecins qui avaient passé de longues heures à l’étudier et à l’observer; cet homme, enfin, qui avait su si bien jouer le rôle qu’il s’était donné qu’il en avait été dupe, lui d’Espinosa.

Il jeta sur celui dont il était le prisonnier – par un renversement de rôles inouï d’audace – un regard d’admiration sincère en même temps qu’un soupir douloureux trahissait le désespoir que lui causait sa défaite, l’écroulement de ses vastes desseins, sa perte inévitable avant d’avoir pu accomplir les grandes choses qu’il avait rêvées pour la plus grande gloire de l’Église.

Et comme il avait lu dans son esprit, Pardaillan dit, sans nulle raillerie, avec une pointe de commisération que l’oreille subtile de d’Espinosa perçut nettement et qui l’humilia profondément:

– Le parchemin que vous cherchez est en ma possession… comme votre dague. Ce précieux document, que j’étais venu chercher de si loin, qui, devait donner un royaume à votre maître et faire de mon pays une province espagnole, je n’eusse jamais cru que je n’aurais qu’à tendre la main pour m’en emparer Je suis vraiment honteux du peu de difficulté que jai rencontré dans l’accomplissement de la mission qui m’était confiée.

«Mais aussi, monseigneur, convenez que vous avez agi avec une étourderie sans égale. Trop d’assurance nuit parfois, et s’il sied d’avoir confiance en soi, il ne faut cependant pas forcer la mesure sous peine de tomber dans la présomption et de consommer la ruine d’entreprises qu’on s’est donné bien du mal à mettre sur pied. Vous en faites la triste expérience. À force de vouloir pousser les choses à l’excès, à force de présomption, vous avez fini par perdre la partie que vous aviez si belle. Convenez qu’elle n’était pourtant pas égale cette partie, et que vous aviez tous les atouts dans votre jeu. Convenez aussi que je ne vous ai pas pris en traître, et vous ne sauriez en dire autant… soit dit sans vous offenser.

D’Espinosa avait écouté jusqu’au bout avec une attention soutenue. Il ne manifestait ni dépit, ni crainte, ni colère. Et à les voir: Pardaillan parlant avec simplicité sans éclats de voix intempestifs, avec des gestes mesurés: d’Espinosa écoutant gravement, approuvant parfois d’un hochement de tête significatif, on n’eût, certes, pu soupçonner le drame mortel qui se jouait entre ces deux hommes, en apparence si calmes, si paisibles.

– Ainsi, fit d’Espinosa, vous avez pu résister à la puissance du stupéfiant qu’on vous a fait boire?

Pardaillan se mit à rire doucement du bout des dents.

– Mais, monsieur, fit-il avec son air ingénument étonné, quand on veut faire prendre un stupéfiant pareil à celui dont vous parlez, encore faut-il s’arranger de manière à ce que ce stupéfiant ne trahisse pas sa présence par un goût particulier. Voyons, c’est élémentaire, cela.

– Cependant, vous avez absorbé le narcotique.

– Eh! précisément, monsieur. Raisonnablement, pouvez-vous penser qu’un homme comme moi se sentira terrassé par un sommeil invincible pour une ou deux malheureuses bouteilles qu’il aura vidées, sans que ce sommeil suspect éveille sa méfiance? Cette méfiance a suffi pour me faire remarquer que votre stupéfiant avait changé – oh! d’une manière imperceptible – le goût du saumur que je connais fort bien. Cela a suffi pour que le contenu de la bouteille suspecte s’en allât se mélanger aux eaux sales de mes ablutions.

– Cela tient, dit gravement d’Espinosa, à ce que, me méfiant de votre vigueur exceptionnelle, j’avais recommandé de forcer un peu la dose du poison. N’importe, je rends hommage à la délicatesse de votre odorat et de votre palais, qui vous a permis d’éventer le piège auquel d’autres, réputés délicats, s’étaient laissé prendre.

Pardaillan s’inclina poliment, comme s’il était flatté du compliment. D’Espinosa reprit:

– En ce qui concerne le poison, la question est élucidée. Mais comment avez-vous pu deviner que mon dessein était de vous acculer à la folie?

– Il ne fallait pas, dit Pardaillan en haussant les épaules, il ne fallait pas dire, devant moi, certaines paroles imprudentes que vous avez prononcées et que Fausta, plus experte que vous, vous a reprochées incontinent. Fausta elle-même n’aurait pas dû me dire certaines autres paroles qui ont éveillé mon attention. Enfin, il ne fallait pas, ayant commis ces écarts de langage, me faire admirer avec tant d’insistance cette jolie invention de la cage où vous enfermez ceux que vous avez fait sombrer dans la folie. Il ne fallait pas m’expliquer, si complaisamment, que vous obteniez ce résultat en leur faisant absorber une drogue pernicieuse qui obscurcissait leur intelligence, et que vous acheviez l’œuvre du poison en les soumettant à un régime de terreur continu, en les frappant à coups d’épouvante, si je puis ainsi dire.

– Oui, fit d’Espinosa, d’un air rêveur, vous avez raison; à force d’outrance, j’ai dépassé le but. J’aurais dû me souvenir qu’avec un observateur profond tel que vous, il fallait, avant tout, se tenir dans une juste mesure. C’est une leçon; je ne l’oublierai pas.

Pardaillan s’inclina derechef, et de cet air naïf et narquois qu’il avait quand il était satisfait:

– Est-ce tout ce que vous désiriez savoir? dit-il. Ne vous gênez pas, je vous prie… Nous avons du temps devant nous.

– J’userai donc de la permission que vous m’octroyez si complaisamment, et je vous dirai que je reste confondu de la force de résistance que vous possédez. Car enfin, si je sais bien compter, voici quinze longs jours que vous n’avez fait que deux repas. Je ne compte pas le pain qu’on vous donnait: il était mesuré pour entretenir chez vous les tortures de la faim et non pour vous sustenter.

En disant ces mots, d’Espinosa le fouillait de son regard aigu. Et encore une fois, Pardaillan déchiffra sa pensée dans ses yeux, car il répondit en souriant:

– Je pourrais vous laisser croire que je suis en effet d’une force de résistance exceptionnelle qui me permet de résister aux affres de la faim, et là où d’autres succomberaient, de conserver mes forces et ma lucidité. Mais comme vous paraissez fonder je ne sais quel espoir sur mon état de faiblesse, je juge préférable de vous faire connaître la vérité.