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– Je ne me suis intéressée qu’à vous, sans vous connaître. Ce que j’ai fait, je l’ai fait pour vous, uniquement pour vous. En conséquence, vous n’avez pas à me remercier pour des tiers qui n’existent pas pour moi.

À son tour, le Torero fut choqué du suprême dédain avec lequel elle parlait de celle qu’il adorait. En outre, il ne laissait pas que d’être surpris. Une pareille attitude ne correspondait pas à l’enthousiasme manifesté par la Giralda à l’égard de cette princesse qu’elle déclarait si bonne. Il y avait là quelque chose qui le déroutait.

Dès l’instant où cette princesse Fausta paraissait vouloir s’attaquer à l’objet de son amour, il retrouva une partie de son sang-froid, et ce fut d’une voix plus ferme qu’il dit:

– Cependant, ce tiers qui n’existe pas pour vous, madame, m’a assuré que vous aviez été pleine de bonté et d’attentions à son égard.

– Bontés, attentions – s’il y en a eu réellement – dit Fausta d’un ton radouci et avec un sourire, je vous répète que tout cela s’adressait à vous seul.

– Pourquoi, madame? fit ingénument le Torero, puisque vous ne me connaissiez pas. Oserai-je vous demander ce qui me vaut l’honneur insigne d’attirer sur mon obscure personnalité l’attention, mieux, l’intérêt d’une princesse puissante et riche comme vous paraissez l’être, jeune et belle, d’une beauté sans rivale?

Fausta laissa tomber sur lui un regard profond, empreint d’une douceur enveloppante:

– Une nature chevaleresque comme celle que je devine en vous comprendra aisément le mobile auquel j’ai obéi. Si vous appreniez, monsieur, qu’on prémédite d’assassiner lâchement une inoffensive créature, si vous saviez que tel jour, à telle heure, de telle manière, on meurtrira cette créature qui vous est inconnue, que feriez-vous?

– Par Dieu! madame, dit fougueusement le Torero, j’aviserais cette créature d’avoir à se tenir sur ses gardes, et au besoin je lui prêterais l’appui de mon bras.

À mesure qu’il parlait, Fausta approuvait doucement de la tête. Quand il eut terminé:

– Eh bien! monsieur, dit-elle, c’est là tout le secret de l’intérêt que je vous ai porté, sans vous connaître. J’ai appris qu’on voulait vous assassiner et j’ai cherché à vous sauver. La jeune fille dont vous parliez il y a un instant, devant être, inconsciemment, je me hâte de le dire, l’instrument de votre mort, j’ai fait en sorte que vous ne puissiez l’approcher. Quand j’ai cru le danger passé, je vous ai facilité de mon mieux les voies et je vous ai fait conduire jusqu’à elle. Tout cela, monsieur, je l’ai fait par humanité, comme vous l’auriez fait, comme aurait fait toute personne de cœur. Je ne pensais pas vous connaître jamais. Et, à vrai dire, je n’y tenais pas, sans quoi je vous eusse attendu chez moi, cette nuit. Certaines actions perdent tout mérite si l’on paraît rechercher un remerciement ou une louange. J’ignorais alors bien des choses, vous concernant, que j’ai apprises depuis, et qui m’ont fait désirer vivement vous connaître. Aujourd’hui que je vous ai vu, je me félicite du peu que j’ai fait pour vous et je vous prie de me considérer comme une amie dévouée, prête à tout entreprendre pour vous sauver, et vous pouvez voir à mon air, monsieur, que je ne suis pas femme à promettre en vain et que le concours que je vous offre n’est pas à dédaigner.

Toute la fin de cette tirade avait été débitée avec une émotion communicative qui fit une impression profonde sur le Torero. Profondément ému à son tour, il s’inclina gravement et, avec un accent de gratitude très sincère:

– Vraiment, madame, vous me comblez, et je ne sais comment vous remercier.

Et avec un sourire plein d’insouciance:

– Mais, franchement, ne vous inquiétez-vous pas un peu à la légère? Suis-je donc si menacé?

Très gravement, avec un accent qui fit passer un frisson sur la nuque du Torero, elle dit:

– Plus que vous ne l’imaginez. Je ne dirai pas que vos jours sont comptés; je vous dis: vous n’avez que quelques heures à vivre… si vous vous complaisez dans cette insouciante confiance.

Si brave qu’il fût, le Torero pâlit légèrement.

– Est-ce à ce point? fit-il.

Toujours très grave, elle fit signe que oui de la tête et reprit:

– Je n’ai qu’un regret: celui de vous avoir rapproché de cette jeune fille. Si j’avais su ce que je sais maintenant, jamais, par mon fait du moins, vous ne l’eussiez retrouvée.

Un vague soupçon germa dans l’esprit du Torero. À son tour, il devint froid, tout son calme soudain reconquis.

– Pourquoi, madame? fit-il avec une imperceptible pointe d’ironie.

– Parce que, dit Fausta, toujours grave et avec un accent de conviction impressionnant, parce que cette jeune fille causera votre mort.

Le Torero la fixa un instant. Elle soutint son regard avec un calme imperturbable. Dans ce regard clair et lumineux il ne lut que loyauté éclatante, sincérité absolue et, à ce qu’il lui sembla, sympathie manifeste.

Le commencement de soupçon imprécis qui l’avait effleuré se fondit instantanément sous le feu de ce regard. De nouveau il fut repris par ce trouble étrange qui l’avait agité et qu’il croyait avoir maîtrisé.

– Mais enfin, madame, fit-il en passant à un autre ordre d’idées, qui est donc cet ennemi mortellement acharné après moi? Le savez-vous?

– Je le sais.

– Son nom?

– Son nom, je vous le dirai plus tard. Cependant il est nécessaire que vous sachiez qui vous poursuit de sa haine, ne fût-ce que pour défendre vos jours menacés. Je vous dirai donc que cet ennemi, c’est…

Elle s’arrêta, comme si elle eût hésité à porter un coup qu’elle pressentait très rude. Et son accent était si majestueux, si triste, si apitoyée sa physionomie, qu’étreint par une angoisse indéfinissable, il murmura machinalement, en passant sa main sur son front moite:

– C’est?…

– Votre père! lâcha brusquement Fausta.

Et sous ses dehors apitoyés elle l’étudiait avec la froide et curieuse attention du praticien se livrant à quelque expérience.

L’effet du reste fut foudroyant, dépassant au-delà tout ce qu’elle avait imaginé.

Le Torero se dressa d’un bond et, livide, hagard, échevelé, il gronda d’une voix qui n’avait plus rien d’humain:

– Vous avez dit?…

Très ferme, elle répéta sur un ton énergique:

– Votre père!…

Le Torero la fixait avec des yeux qui n’avaient plus rien de vivant, des yeux qui semblaient implorer grâce. Et de cette même voix rauque, où l’on sentait gronder des sanglots refoulés:

– Mon père!… On m’avait dit pourtant…

– Quoi donc?

Et de ses yeux, en apparence très doux, elle le fouillait avec une curiosité aiguë. Savait-il? Ne savait-il pas?

Non! il ne savait pas sans doute, car il dit péniblement:

– On m’avait dit qu’il était mort, voici vingt ans et plus…

– Votre père est vivant! dit-elle avec une énergie croissante.

– Mort sous les coups du bourreau, acheva le Torero.

Elle haussa les épaules.

– Histoire inventée à plaisir, dit-elle. Ne fallait-il pas éloigner de vous tout soupçon de la vérité!

Et en disant ces mots elle le fouillait de plus en plus. Non! décidément, il ne savait rien, car il reprit en se frappant le front:

– C’est vrai! Niais que je suis! Comment n’ai-je pas songé à cela?… c’est vrai, il fallait éloigner…

Et changeant d’idée, frémissant d’une joie intense, oubliant ce qu’elle venait de lui dire:

– Alors, c’est vrai? dit-il d’une voix implorante, il vit?… Mon père vit?… Mon père!…

Et il répétait doucement ce nom, comme s’il eût éprouvé un soulagement ineffable à le prononcer.

Tout autre que Fausta eût été attendri, eût eu pitié de lui. Mais Fausta ne voyait que le but à atteindre. Peu lui importaient les moyens et si elle semait des cadavres sur sa route.