Выбрать главу

Poussé malgré lui, le nain n’osa pas encore s’exécuter.

– Juana! fit-il dans un murmure.

Et cela signifiait: Tu permets?

Elle leva sur lui ses grands yeux brillants de larmes contenues et gazouilla avec une tendresse infinie:

– Luis!

Et cela signifiait: Qu’attends-tu donc? Ne vois-tu pas comme je suis malheureuse?

Et ils ne bougeaient toujours pas. Ce que voyant, Pardaillan bougonna!

– Morbleu! que de manières pour un pauvre petit baiser!

Et, riant sous cape, il les jeta brusquement dans les bras l’un de l’autre.

Oh! ce fut le plus chaste des baisers! Les lèvres du Chico effleurèrent à peine le front rougissant de la jeune fille. Et comme il se reculait respectueusement, brusquement elle enfouit son visage dans ses deux mains, et se mit à pleurer doucement.

– Juana! cria le nain bouleversé.

Ce fut Pardaillan qui intervint encore et qui, le saisissant par les épaules, le poussa aux pieds de la jeune fille. Si bien que le Chico s’enhardit jusqu’à lui saisir les mains et, d’une voix angoissée, prêt à pleurer lui-même, il demanda:

– Pourquoi pleures-tu?

Ce n’était pas ce qu’avait espéré Pardaillan, qui haussa les épaules avec une pitié dédaigneuse et grommela:

– Le niais! le sot!… Il n’en sortira pas! Grands ou petits, les amoureux sont tous aussi stupides!

Juana s’était laissée aller dans ce vaste fauteuil de chêne qui était son siège préféré. Le Chico s’était agenouillé sur le tabouret de bois, haut et large comme une petite estrade. Pressé contre ses genoux, il tenait ses mains dans les siennes et la contemplait avec cette adoration fervente qu’elle connaissait, qui la flattait autrefois et qui aujourd’hui la faisait rougir de plaisir et lui ensoleillait le cœur.

Et si jeunes tous les deux, si frêles, si délicats, si délicieusement jolis, ainsi campés: elle, légèrement penchée sur lui, lui souriant à travers les perles humides qui jaillissaient encore sous la frange joyeuse de ses longs cils; lui, la tête levée vers elle, ses traits fins et délicats bouleversés par l’inquiétude, ses yeux de velours noir fixés sur elle avec une extase de dévot adorant la Vierge, ils constituaient un tableau d’une grâce juvénile, d’une fraîcheur incomparable, que Pardaillan, artiste raffiné et délicat, ne se lassait pas d’admirer.

– Méchant!… murmura Juana d’une voix qui ressemblait au gazouillis d’un oiseau. Méchant! voici quinze grands jours que je ne t’ai vu!

«Voilà donc où le bât te blessait, petite Juana! songea Pardaillan, qui souriait intérieurement. Voilà donc le secret de cette pâleur intéressante, de ces airs dolents et désabusés, de ces pâmoisons et de ces larmes!»

Le Chico n’en pensa pas si long. L’affreux malentendu se continuait, s’acharnant à les séparer. Dans son incurable timidité, dans sa modestie poussée à l’extrême, le petit amoureux s’imaginait que sourires, larmes, pâmoisons, douces paroles, reproches voilés, tout cela qui s’adressait à lui, en apparence, n’était pas pour lui, que tout cela, passant par-dessus sa tête, était à l’adresse de celui qui les contemplait en souriant d’un bon sourire fraternel.

Les paroles de Juana avaient pour lui un sens caché qu’il traduisait ainsi:

«Méchant, tu m’as laissée quinze jours sans m’apporter de ses nouvelles. Nous devions coopérer ensemble à sa délivrance et tu as agi seul, et je n’ai pas eu la joie de participer à cette délivrance. Nous devions mourir ensemble pour lui et tu m’as laissée à l’écart au moment du danger.»

Voilà ce que se disait le malheureux. Et c’est pourquoi il baissa la tête comme un coupable et balbutia:

– Ce n’est pas ma faute… Je n’ai pas pu…

– Dis plutôt que tu n’as pas voulu!… N’était-il pas convenu que nous devions agir de concert… le délivrer ensemble, ou mourir ensemble, avec lui?

«Oh! oh! songea Pardaillan qui prit ce visage hermétique qu’il avait dans ses moments d’émotion violente, voici du nouveau, par exemple.»

Et avec un frémissement:

«Quoi! cette chose affreuse aurait pu se produire? Ma mort eût été la condamnation de ces deux adorables enfants? Par Pilate! je ne pensais pas qu’en travaillant à sauver ma peau, je travaillais en même temps pour le salut de ces deux innocentes créatures… Qui sait si ce n’est pas pour cela que j’ai si bien réussi?…»

Le Chico avoua dans un souffle:

– Je ne voulais pas que tu meures!… je ne pouvais pas accepter cela… non, je ne le pouvais pas.

– Tu préférais mourir seul?… Et moi, méchant, que serais-je devenue?… Ne serais-je pas morte aussi si…

Elle n’acheva pas et, rougissant plus fort, elle cacha sa tête, à nouveau, dans ses mains. Et ce fut encore une fatalité qu’elle n’eût pas le courage de terminer sa phrase. Car le Chico, qui la considéra un moment avec une ineffable tendresse, hochant la tête d’un air apitoyé, acheva ainsi la phrase: «Je serais morte aussi… s’il était mort». Et le regard douloureux et cependant toujours affectueusement dévoué qu’il jeta sur Pardaillan, en se redressant lentement, exprimait si clairement cette pensée que celui-ci, emporté malgré lui, lui cria:

– Imbécile!…

Le Chico le regarda d’un air effaré, ne comprenant rien à cette exclamation peu flatteuse, encore moins pourquoi son grand ami paraissait si fort en colère contre lui.

XX BIB-ALZAR

Pardaillan comprit que la situation risquait de se prolonger indéfiniment sans amener le dénouement qu’il voulait. Il n’avait pas de temps à perdre, ayant fort à faire et sentant qu’il lui fallait, de toute nécessité, quelques heures de repos. Il renonça donc, momentanément, à son projet au sujet des deux naïfs amoureux, et de sa voix bougonne coupa court en s’écriant:

– Morbleu! ma gentille Juana, vous oubliez décidément que j’enrage de faim et de soif et que je tombe de sommeil. Ça, vivement, deux couverts ici, pour mon ami Chico et moi. Et ne ménagez ni les victuailles ni les bons vins!

– Ah! mon Dieu! s’écria Juana en bondissant, et moi qui oubliais que, depuis quinze jours, vous n’avez rien pris!

Et aussitôt, l’instinct de bonne ménagère et de bonne hôtesse qu’elle était reprenant le dessus, elle s’échappa, gracieuse et légère, peut-être pas tout à fait satisfaite de son explication avec le Chico, mais le cœur débordant de joie, parce qu’elle avait cru comprendre qu’elle était toujours son adoration, sa madone, la seule qu’il eût jamais aimée et qu’il aimerait jusqu’à son dernier souffle.

Et Pardaillan qui souriait, d’un sourire presque paternel, l’entendit crier d’une voix qui s’efforçait d’être bougonne, mais où perçait, quoi qu’elle en eût, le ravissement de son cœur: «Barbara, Brigida, vite, le couvert dans mon cabinet… le couvert de grande cérémonie. Laura, à la cave, ma fille, et montez les plus vieux vins et les meilleurs. Voyez s’il ne reste pas quelques bouteilles de vouvray, montez-en deux… et deux de beaune, et du xérès, de l’alicante, du porto. Enfin voyez, remuez-vous, ma fille. Isabel, choisissez la volaille la plus grosse et la plus dodue, saignez-la, plumez-la proprement et portez-la vivement à mon père.»

Et à son père, qui trônait, de blanc vêtu, dans la cuisine reluisante, entouré de ses marmitons, gâte-sauce, aides et apprentis:

– Vite, padre, aux fourneaux, et préparez un de ces dîners fins comme vous en feriez pour Mgr d’Espinosa lui-même!

Et la voix tendrement bourrue de Manuel qui répondait:

– Eh! bon Dieu! fillette, quel client illustre avons-nous donc à satisfaire? Serait-ce pas quelque infant, par hasard?

– Mieux que cela, mon père: c’est le seigneur de Pardaillan qui est de retour!

Et l’accent triomphal, la profonde admiration avec laquelle elle prononçait ces simples paroles en disaient plus long que le plus long des discours. Et il faut croire qu’elle n’était pas seule à partager cet enthousiasme, car le digne Manuel lâcha aussitôt ses fourneaux pour aller faire son compliment à cet hôte illustre.