Son acquisition faite, il revint à l’hôtellerie. Son absence n’avait pas duré une demi-heure, et le nain, qu’il attendait, n’étant pas encore arrivé, il fit préparer un déjeuner substantiel pour lui et son compagnon.
Enfin le nain parut. Sur une interrogation muette de Pardaillan, il dit:
– Barba-Roja vient de sortir du palais. Ils sont douze, parmi lesquels Centurion et Barrigon. Ils vont là-bas… je les ai suivis un moment pour être sûr.
– Tout va bien! s’écria joyeusement Pardaillan. Tu es un adroit compère… C’est un plaisir de travailler avec toi.
Le nain rougit de plaisir.
– Tu n’es pas trop fatigué? Tu pourras m’accompagner là-bas? reprit Pardaillan avec sollicitude.
– Je ne suis pas fatigué… j’ai dormi.
– Diable!… Et s’il était sorti pendant ce temps?
– Je dormais d’un œil… je guettais de l’autre, tiens!
Pardaillan se mit à rire. Le petit homme avait de ces manières et de ces réponses qui l’enchantaient.
Il était à ce moment un peu plus de sept heures et demie. Pardaillan calcula qu’il avait du temps devant lui et résolut, pour tuer une heure, de donner une deuxième leçon à son petit ami.
Le nain accepta avec un empressement et une joie qui témoignaient du vif désir qu’il avait de profiter de sa bonne aubaine et d’arriver à un résultat appréciable. Mais sa joie devint du délire et il se montra ému jusqu’aux larmes lorsqu’il vit la superbe petite épée que Pardaillan était allé acheter à son intention.
Pour couper court à son émotion et à ses remerciements, Pardaillan expliqua:
– Tu comprends que tu ne peux pas t’armer comme tout le monde. De ce fait, tu seras toujours en état d’infériorité, quel que soit l’adversaire que tu auras devant toi. Il te faut donc compenser par une habileté, une adresse et une vivacité supérieures l’inégalité des armes. En conséquence, il te faut, dès maintenant, t’habituer à lutter avec cette petite aiguille contre ma rapière du double plus longue.
La leçon se prolongea le temps fixé par Pardaillan. Comme la veille, l’élève montra la même ardeur, la même application, ce qui, joint à son adresse et à sa vivacité naturelles, rendit la tâche moins ardue et pour le maître et pour l’élève. Comme la veille, le professeur se déclara satisfait et assura que l’élève deviendrait un escrimeur passable. Passable, dans la bouche de Pardaillan voulait dire redoutable.
Après la leçon, ils expédièrent rapidement le déjeuner qui les attendait, et sans s’occuper des mines désespérées de Juana, qui d’ailleurs – il faut lui rendre cette justice – ne tenta pas de retenir son petit amoureux, Pardaillan et le Chico se mirent en route, se dirigeant vers la porte de Bib-Alzar.
Très triste, agitée de pressentiments sinistres, la petite Juana se remit sur le pas de la porte et les suivit du regard, tant qu’elle put les apercevoir. Après quoi, elle rentra dans son cabinet et se mit à pleurer doucement. Mais c’était une fille de tête que la petite Juana. Obligée par les circonstances de diriger une maison bien achalandée à un âge où l’on n’a guère d’autre souci que se livrer à des jeux plus ou moins bruyants, elle avait appris à prendre de promptes résolutions, suivies de mise à exécution immédiate. En conséquence, après avoir pleuré un moment, elle réfléchit.
Le résultat de ses réflexions fut qu’elle alla tout droit trouver un de ses domestiques nommé José, lequel José détenait les importantes fonctions de chef palefrenier de l’hôtellerie, et lui donna ses ordres.
Un petit quart d’heure plus tard, José sortit de l’auberge conduisant par la bride un vigoureux cheval attelé à une petite charrette. Dans la charrette, étendues sur des bottes de paille, bien enveloppées dans de grandes mantes noires dont les capuchons étaient rabattus sur la figure, étaient la petite Juana et sa nourrice Barbara. Et le palefrenier José, marchant d’un bon pas à côté du cheval, prit le chemin de la porte de Bib-Alzar…
Le même chemin que venait de prendre Pardaillan.
Le château fort de Bib-Alzar, construction massive et trapue, véritable nid de vautours, remontait à l’époque des grandes luttes contre les Maures envahisseurs.
Suivant les règles du temps, concernant l’art de la fortification, il était bâti sur une éminence. Ses tours crénelées, dressées menaçantes vers le ciel étaient dominées par la masse centrale du donjon, lequel était surmonté, au nord et au midi, de deux échauguettes en poivrière: yeux monstrueux ouverts sur l’horizon qu’ils scrutaient avec une vigilance de tous les instants.
Présentement, par suite de l’anéantissement complet et définitif de la domination arabe, le château fort était devenu résidence royale, que le souverain n’honorait pas souvent de sa présence.
Comme dans toute résidence royale, il y avait là une petite garnison et de nombreux serviteurs. Les uns et les autres saisissaient avec empressement toutes les occasions de se rendre à la ville proche.
Ceux qui ne pouvaient s’offrir cette distraction s’efforçaient de tuer le temps en buvant et en jouant.
C’était la vie de garnison morne et ennuyeuse, sans aucun des imprévus du temps de guerre qui du moins tiennent le soldat en haleine et font passer le temps, et il y avait beau temps que les échauguettes n’avaient abrité le moindre veilleur.
En ce moment surtout, grâce à la présence du roi à Séville, l’ennui pesait plus que jamais sur la garnison, attendu qu’il était interdit sous peine de mort de sortir du château, sous quelque prétexte que ce fût, à moins d’un ordre formel du roi ou du grand inquisiteur.
Cette défense, bien entendu, ne concernait que les officiers et soldats, et non les serviteurs.
La grand’route passait au pied de l’éminence que dominait le château. Là, elle bifurquait et un sentier, assez large pour permettre à la litière royale de passer, mieux aménagé et entretenu que la route même, grimpait en serpentant le long de l’éminence et aboutissait au pont-levis. C’était le seul chemin visible qui permettait d’aboutir du château à la route.
Il devait certainement y avoir d’autres voies souterraines qui permettaient de gagner la campagne, mais personne ne les connaissait, à part le gouverneur, et encore n’était-ce pas bien sûr.
Telles étaient les explications que Chico avait données à Pardaillan. Lorsqu’ils arrivèrent au pied de l’éminence, il était un peu plus de dix heures.
Pardaillan était donc en avance de près d’une heure sur l’heure que lui avait indiquée d’Espinosa. Mais il avait jugé plus prudent de se trouver sur les lieux un peu plus tôt, afin de les étudier d’abord, ensuite pour parer à toute éventualité.
D’un coup d’œil expert il eut tôt fait de se rendre compte de la disposition et vit avec satisfaction que toute personne qui sortirait de la forteresse devait passer forcément devant lui. Donc il était impossible qu’on emmenât la Giralda sans qu’il la vît.
Il savait que Barba-Roja ne tenterait rien contre la fiancée de don César tant qu’elle se trouverait dans la royale demeure. Il était bien tranquille à ce sujet.
Il n’avait donc qu’à attendre patiemment la sortie du colosse et si, par suite de circonstances imprévues, cette sortie ne s’effectuait pas, il était résolu à aller appeler au pont-levis et pénétrer dans la place. Là, il verrait.
En attendant, il plaça le Chico en sentinelle, derrière un quartier de roche, dans un endroit assez éloigné de la porte d’entrée.
Il n’avait nullement besoin de faire surveiller cet endroit, mais il tenait à ce que le petit homme qui, en tant que combattant, ne pouvait lui être d’aucune utilité, ne se trouvât pas exposé inutilement.
C’est pourquoi il le plaçait là, en lui recommandant formellement de ne pas bouger tant qu’il ne l’appellerait pas.