D’ailleurs, nous avons expliqué que ceux-là étaient battus d’avance, démoralisés qu’ils étaient de se trouver aux prises avec un adversaire qu’ils n’étaient pas éloignés de prendre pour le diable en personne.
– À qui le tour? lança Pardaillan d’une voix tonnante. Qui veut tâter de «Giboulée»?
Et aussitôt deux hurlements attestèrent que deux hommes avaient tâté de Giboulée.
Les treize, en effet, avaient eu cette suprême pudeur de tenter pour la forme – une illusoire résistance. Lorsqu’ils entendirent le double hurlement de douleur de deux des leurs, ils étaient déjà prêts à lâcher pied.
Pour comble de malchance, voici qu’à cet instant précis, des glapissements aigus se firent entendre sur leur flanc. Et quelque chose, ils ne savaient quoi, un étrange petit animal, quelque petit démon, suppôt de ce grand diable, sans doute, qui n’arrêtait pas de pousser des cris perçants qui leur déchiraient les oreilles, se glissa entre leurs jambes et, partout où cette fantastique et insaisissable petite bête se faufilait ainsi, un combattant atteint soit au mollet, à la cuisse ou au ventre, jamais plus haut, poussait un hurlement où la terreur superstitieuse tenait autant de place que la douleur réelle, et, sans demander son reste, le blessé, réunissant toutes ses forces, se hâtait de tirer au large, se défilant de son mieux le long des bas-côtés du sentier.
En moins de temps qu’il n’en faut pour le décrire, la place se trouva déblayée.
Sur le champ de bataille, il ne restait que le cadavre de Barba-Roja et les corps évanouis, ou morts de Barrigon et de Centurion, tombés non loin de la Giralda.
XXII L’AVEU DU CHICO
Alors Pardaillan partit d’un long éclat de rire, et s’adressant à ce diablotin qui avait semé la panique dans la troupe des spadassins, et continuait à pousser des clameurs aiguës, entrecoupées d’éclats de rire sardoniques, et se démenait en brandissant une longue aiguille à tricoter et contrefaisait les contorsions et les grimaces des vaincus blessés et fuyant, tels des lièvres:
– Bravo Chico! cria-t-il enthousiasmé.
Mais aussitôt, il se reprit et, très sévère:
– Est-ce ainsi que tu obéis à mes ordres?… Ne t’avais-je pas expressément recommandé de ne sortir de ton abri qu’à mon appel?
La joie qui animait la tête fine et intelligente du nain tomba soudain.
Piteusement, il expliqua qu’il avait bien compris l’intention de Pardaillan et qu’il serait mort de honte s’il avait poussé la poltronnerie jusqu’à demeurer spectateur impassible de l’inégale lutte.
– Imbécile! fit Pardaillan en dissimulant un sourire de satisfaction. La lutte était inégale, en effet… mais pas à leur avantage… puisqu’ils sont en fuite.
– C’est vrai, tout de même, avoua le nain.
– Malheureux! Et si tu avais été tué?… Je n’aurais jamais osé me représenter devant certaine hôtesse que tu connais.
Et pour couper court à l’embarras du Chico, il se dirigea vers la Giralda, évanouie et non endormie, s’accroupit devant elle et, du tranchant de son épée, se mit à couper les cordes qui liaient ses pieds et ses mains. À ce moment, il entendit la voix étranglée du Chico crier:
– Gardez-vous!
En même temps, il perçut comme un glissement sur son dos, et tout de suite après, un grand cri suivi d’un râle. Il se redressa d’un bond, l’épée à la main, et vit d’un coup d’œil ce qui s’était passé.
Centurion, qu’il avait cru mort ou évanoui, n’avait pas perdu connaissance malgré sa blessure.
Or, Pardaillan s’était accroupi à quelques pas du bravo et lui tournait le dos. Alors, celui-ci s’était dit que s’il pouvait ramper jusqu’à lui, sans attirer son attention, il pourrait, d’un coup de dague donné dans le dos, assouvir sa haine. Et il s’était mis en marche, avec des précautions infinies, étouffant de son mieux les gémissements que chacun de ses mouvements lui arrachait, car sa blessure le faisait cruellement souffrir.
Au moment où il se redressait péniblement pour porter le coup mortel à l’homme qu’il haïssait, le nain l’avait aperçu et s’était jeté devant le bras levé.
Le pauvre petit homme avait reçu le coup de dague en pleine poitrine, et c’était lui qui avait poussé ce grand cri qui avait fait frissonner Pardaillan. Mais, en même temps, il avait eu la satisfaction de plonger sa petite épée, jusqu’à la garde, dans la gorge du misérable qui avait fait entendre ce râle étouffé et s’était abattu la face contre terre.
Fou de douleur à la vue du nain qui perdait des flots de sang, Pardaillan, pris d’une de ses colères terribles, cria:
– Ah! vipère!
Et levant le pied, d’un coup de talon furieux, il broya la tête du misérable qui se tordit un moment et demeura enfin immobile à jamais.
Ainsi finit don Cristobal Centurion, qui avait espéré, grâce à l’appui de Fausta, devenir un puissant personnage.
– Chico, mon pauvre petit Chico! râla Pardaillan, qui prit doucement le nain dans ses bras.
Le Chico jeta sur lui un regard qui exprimait tout le dévouement et toute l’affection dont son petit cœur était rempli; un sourire très doux erra sur ses lèvres, et il murmura:
– Je… suis… content!
Et il s’abandonna, évanoui, dans les bras qui le soutenaient.
Pâle de douleur et de désespoir, se couvrant déjà de malédictions et d’injures variées, se reprochant amèrement la mort de son petit ami, Pardaillan défit rapidement le pourpoint et se mit à vérifier la blessure avec la compétence d’un chirurgien consommé. Alors un immense soupir s’exhala de sa poitrine oppressée, et avec un sourire radieux, il s’écria tout haut:
– C’est un vrai miracle!… La lame a glissé sur les côtés… Dans huit jours, il sera sur pied, dans quinze il n’y paraîtra plus… C’est égal, j’ai eu peur!
Tranquillisé sur le sort de son petit ami, son naturel insouciant et railleur reprit le dessus, et il songea:
– Me voilà bien loti!… une femme évanouie et un enfant blessé sur les bras!… Que vais-je en faire?… Si j’allais demander l’hospitalité à ce château fort?… Hum!… ce serait, je crois, me jeter bénévolement dans la gueule du loup! Ne tentons pas le diable. Il est déjà assez surprenant que ces gens-là ne songent pas à me tomber sur le dos… Hé! mais… morbleu! voici mon affaire.
Ce qui motivait cette exclamation, c’était la vue d’une charrette qui s’était arrêtée en bas, sur la route, et dont le conducteur, qui se tenait à côté du cheval, semblait se demander ce qu’il devait faire: ou continuer par la grand’route ou grimper par le sentier.
Pardaillan jeta un coup d’œil sur les deux corps étendus à terre, puis il porta ce coup d’œil sur la forteresse. Et sa résolution fut prise. Il cria à pleins poumons au charretier:
– Hô! l’homme!… Si vous êtes chrétien, attendez un moment!
Il faut croire qu’il fut entendu et compris, car il vit une silhouette féminine se dresser debout dans la charrette, descendre précipitamment et se ruer à l’assaut du sentier.
– Bon! songea Pardaillan, tout va bien.
Et se baissant, il prit dans ses bras robustes la Giralda et le Chico et se mit à descendre doucement, sans paraître gêné par son double fardeau. Au fur et à mesure qu’il descendait, la silhouette qui montait à sa rencontre précipitait sa marche, et bientôt, malgré la mante qui la recouvrait, il la reconnut.
– Par ma foi, c’est la petite Juana! se dit-il, enchanté au fond de la rencontre. Pour une fois, voici donc une femme qui sait arriver à propos… Sa charrette va me tirer fort heureusement d’embarras.
Et avec, ce sourire malicieux qu’il avait lorsqu’il se disposait à jouer quelque tour de sa façon:
– Oui, par Dieu! vous survenez à propos, petite Juana, et du diable si, cette fois, je n’arrive pas à mes fins!