– Monsieur, fit Henri que la colère commençait à gagner, le souvenir des services que vous m’avez rendus vous couvre encore… Mais croyez-moi, n’abusez pas de ma patience!… Oui ou non, obéissez-vous?
Pardaillan se redressa de toute sa hauteur. Sa physionomie se fit de glace et sèchement il laissa tomber:
– Non!
– Pour quelle raison?… Peut-on le savoir? dit le roi avec une ironie menaçante.
Toujours glacial, Pardaillan soutint avec une paisible assurance le regard foudroyant du roi et de sa même voix tranchante:
– Je n’y vois pas d’inconvénient… Puisque le roi ne le devine pas, je lui dirai que ne m’étant de ma vie fait pourvoyeur de bourreau, je ne commencerai pas à soixante ans à m’abaisser à semblable besogne.
– Vous osez!… gronda le roi.
Posément, Pardaillan franchit deux marches du perron, ce qui le mettait à la hauteur d’Henri IV, lequel était de taille plutôt petite. Et là, les yeux dans les yeux, avec un calme effrayant:
– Vous osez bien me menacer, vous!… Vous osez bien m’insulter en me proposant une besogne de sbire!…
Le roi frémit de colère. Il allait lancer quelque cinglante réplique. Il n’en eut pas le temps.
Jehan le Brave, qui jusque-là était demeuré immobile et muet, parut se réveiller tout à coup. Il s’avança à son tour et, sans regarder la jeune fille, brusquement, sur un ton de souveraine hauteur:
– Avant de vous fâcher avec ce brave et loyal gentilhomme, dit-il, il eût peut-être été bon de savoir si je consentirais à me laisser arrêter!
Et avec un orgueil prodigieux:
– Un roi seul me paraît digne d’arrêter Jehan le Brave. Allez donc, Sire, je ne veux pas retarder plus longtemps votre légitime impatience… Quand vous sortirez, vous me trouverez ici, à cette porte, prêt à vous suivre au Louvre.
À cette extraordinaire proposition, la jeune fille, de pâle qu’elle était, devint livide. Elle ferma ses beaux yeux comme pour se soustraire à la hideuse vision du supplice au-devant duquel le jaloux, dans son exaltation, se précipitait tête baissée.
Pardaillan lui jeta un regard de travers et murmura:
– Il n’aura pas pitié de la douleur de cette malheureuse enfant! La peste soit des amoureux jaloux, qui ne savent rien voir!
Stupéfait, Henri s’écria:
– Vous m’attendrez? Vous me suivrez au Louvre?…
– Partout où il vous plaira de me conduire.
– Vous savez, mon maître, que c’est au-devant du bourreau que vous courez?
– Il sera le bienvenu!
Ceci fut lancé avec une sorte de joie furieuse. En même temps, ses yeux étincelants, fixés sur les yeux de Bertille, semblaient lui dire:
– C’est vous qui me tuez! Vous seule!…
Froidement, non sans admirer intérieurement la folle bravade, Henri dit:
– Je retiens votre parole, jeune homme. Jarnidieu! je suis curieux de voir si vous irez jusqu’au bout.
Avec cette fierté orgueilleuse qui paraissait lui être particulière, Jehan affirma:
– Jehan le Brave tient toujours ce qu’il promet.
Henri le considéra attentivement une seconde, puis il eut un geste qui signifiait: Nous verrons! Et il entra dans la maison.
Un moment Bertille fixa son œil pur, chargé d’une tendresse compatissante sur le jeune homme, aussi pâle qu’elle, raidi dans une attitude qu’il croyait outrageusement méprisante et qui n’était que l’expression la plus parfaite du désespoir poussé à ses extrêmes limites. Puis elle descendit lentement les trois marches et s’approcha. Et Jehan, qui n’eût pas reculé d’une semelle devant la mort même, recula devant elle.
Alors, dans un murmure infiniment doux:
– Pourquoi avez-vous offert au roi de l’attendre, alors qu’il vous était si facile de vous retirer si tranquillement?
Il tressaillit, remué jusqu’au plus profond de son être par la douceur pénétrante de cette voix. Ce ne fut qu’un éclair. Tout de suite l’orgueil, qui, semblait être le fond de sa nature, reprit le dessus, et agressif, violent, hérissé, d’une voix rauque où grondaient des sanglots refoulés:
– Que vous importe! De quel droit vous occupez-vous de moi? Qu’y a-t-il de commun entre nous? Savez-vous seulement qui je suis?
Très simplement, ses yeux bleus, limpides comme l’azur de ce ciel d’été qui brillait au-dessus de leurs têtes, fixés sur ses yeux à lui, elle dit:
– Je ne vous connais pas, c’est vrai! C’est la première fois que je vous parle, c’est vrai! Vous ne me connaissez pas davantage, et pourtant vous n’avez pas hésité à tirer l’épée contre le roi de France, pour défendre la porte d’une inconnue.
Il râla:
– Je croyais!…
Il allait dire: «Je croyais à votre innocence, à votre pureté. Je ne savais pas que vous n’attendiez que l’occasion de vous vendre!» Oui, voilà ce qu’il voulait dire, le malheureux! Mais il y avait une si chaste dignité dans l’attitude de la jeune fille, il y avait une telle irradiation d’amour dans sa gorge, le blasphème ne fut pas proféré. Mais, furieux de ne pas oser, il grinça:
– Le roi vous attend, madame!
– Je sais… Et c’est pour vous que je fais attendre un roi… Et cependant vous voulez mourir!… Or, écoutez, ceci est un secret de honte qu’il faut pourtant que je vous fasse connaître, à vous… Le roi… Je ne l’ai vu qu’une fois, de loin… Je ne lui ai jamais parlé, je ne le connais pas, il ne s’est jamais occupé de moi… et pourtant c’est mon père!
Il n’y avait pas à se tromper à cet accent de sincérité. Jehan ne douta pas. Tout de suite, il fut convaincu. Comme si cet aveu, qui semblait coûter à la jeune fille, l’eût assommé, il tomba rudement à genoux, et joignant les mains, il implora:
– Pardon!… Oh! pardon!
Elle laissa tomber sur le malheureux qui sanglotait à ses pieds un regard rempli de mansuétude, et sans faire un geste, très pâle, avec la même douceur, elle reprit:
– Vous, tuer mon père! Vous!… Était-ce possible? Pouvais-je laisser faire cela?…
Il râla, toujours prosterné:
– La malédiction est sur moi!… Écrasez-moi…
Elle secoua doucement sa tête charmante, et se penchant sur lui, dans un souffle, elle acheva:
– Maintenant que vous connaissez le honteux secret de ma naissance, il me reste ceci à vous dire: moi aussi, j’ai cru… peut-être me suis-je trompée…
Elle était, maintenant toute rose, adorable en son pudique émoi. Et cette fois, l’orgueil et la jalousie furent balayés, emportés comme fétus par le souffle puissant de l’amour. Cette fois, il comprit à demi-mot et ivre de joie, après avoir failli devenir fou de rage et de douleur, il bégaya:
– Achevez!…
Et elle, l’innocente, qui ignorait ce qu’était l’amour, elle qui n’avait fait que suivre jusque-là les impulsions de son cœur, sans se demander si c’était l’amour qui la poussait, oubliant qu’elle ne le connaissait pas, que c’était la première fois qu’elle lui parlait, elle comprit que ce jeune inconnu, que depuis des semaines et des semaines elle guettait de loin à sa fenêtre, dont elle admirait la fière prestance, la démarche souple et assurée quand il passait en se redressant sous son balcon, elle comprit qu’il avait accaparé son cœur. Elle eut la soudaine, la foudroyante intuition que s’il mourait, elle n’avait plus qu’à mourir elle-même. Et très simplement, avec une superbe sincérité, une adorable franchise, ignorante de toute hypocrisie, elle dit ce qu’elle pensait: