Pardaillan et Jehan le Brave avaient tout de suite aperçu les deux troupes. Ils se regardèrent une seconde. Ils souriaient tous les deux. Mais ce sourire devait être terrible, car ils s’admirèrent tous les deux intérieurement, un inappréciable instant. Et, d’un même mouvement, sans s’être concertés, mus par la même pensée, sans hâte, ils franchirent les trois marches et se postèrent sur le perron.
– Toutes les troupes de la garnison se sont donc donné rendez-vous ici? remarqua Jehan avec un rire silencieux.
Pardaillan ne dit rien. Il paraissait réfléchir profondément et en réfléchissant, il laissait tomber sur le jeune homme, dont le visage étincelant semblait appeler la bataille, un regard chargé de compassion.
La Varenne, qui écumait de rage en voyant que Praslin, s’en rapportant à l’affirmation de Pardaillan, allait se retirer, La Varenne avait remarqué, lui aussi, la venue de ces deux troupes. Évidemment, ce ne pouvait être que des archers. Aussitôt, il résolut d’utiliser ces auxiliaires que le hasard semblait lui envoyer à point nommé. Dans cette intention, il se porta vivement au-devant du cavalier.
– Halte!… On ne passe pas! lança une voix brève.
Docilement, La Varenne obéit à l’ordre. Mais il venait de reconnaître la voix, et débordant de joie haineuse, il rugit en lui-même:
– Le grand prévôt!… C’est le ciel qui me l’envoie!
Et à haute voix:
– Est-ce vous, monsieur de Neuvy?
Avant que de répondre, le cavalier lança un ordre à voix basse, et aussitôt des torches furent allumées. Immédiatement, la troupe qui venait en sens inverse en fit autant. Et la rue se trouva éclairée par la lueur rougeâtre et fumeuse d’une demi-douzaine de torches que brandissaient des archers.
La Varenne put constater avec une intense satisfaction qu’il se trouvait bien en présence de messire de Bellangreville, seigneur de Neuvy, prévôt de l’hôtel du roi, grand prévôt de ferme, conduisant en personne un gros d’archers.
Le grand prévôt, de son côté, reconnut le confident du roi et, d’une voix étranglée par l’émotion:
– Le roi? cria-t-il.
La Varenne comprit:
– Sain et sauf! Dieu merci! dit-il vivement.
– Jour de Dieu! gronda Neuvy qui était livide, j’ai cru que j’arrivais trop tard!
Il aperçut alors le capitaine de Praslin et ses gardes:
– Ah! vous étiez là, monsieur de Praslin?… Il paraît que Sa Majesté avait été prévenue aussi… et c’est fort heureux, puisque malgré la plus grande diligence, j’arrive après la bataille.
Ses yeux se portèrent sur les deux statues sombres placées sur le perron.!
– Ah! ah! fit-il en souriant, ce sont les assassins?… Je vais vous décharger de vos prisonniers, monsieur de Praslin, d’autant que, soit dit sans reproche, vous les gardez bien mal… Jour de Dieu! ces sacripants devraient être au milieu de vos hommes et convenablement ficelés par de bonnes et solides cordes.
Le grand prévôt paraissait fort se réjouir de la maladresse de ce capitaine des gardes qui gardait si mal des prisonniers de cette importance.
Le capitaine, lui, ne comprenait rien aux paroles de Neuvy. En revanche, il comprenait très bien que quelque grave événement avait dû se produire, puisque le grand prévôt se donnait la peine de diriger lui-même une expédition. Et il se sentait pâlir à la pensée qu’il pouvait être rendu responsable.
– Voyons, voyons, fit de Praslin, de quelle bataille, de quels assassins, de quels prisonniers parlez-vous?
– Mais, fit Neuvy interloqué, je parle des assassins du roi… ces deux scélérats que vous gardez si mal.
– On devait donc meurtrir le roi?
– Ne le saviez-vous pas?
– Je ne sais rien, cornes du diable!… Ceux-ci ne sont pas mes prisonniers et je ne les garde pas, ni bien ni mal… Quant à être des assassins, franchement ils n’en ont pas la figure.
Il y eut une explication.
Dans la soirée, vers neuf heures, on était venu aviser le grand prévôt qu’un spadassin, chef d’une bande de malandrins, avait résolu d’attenter à la vie du roi. Ce truand, ce chevalier de proie [5], était un jeune homme qui se faisait appeler Jehan le Brave, que des rapports avaient déjà signalé à l’attention du grand prévôt. Le coup devait être fait à onze heures du soir, au moment où le roi se rendrait, accompagné seulement d’un ou deux intimes, chez une dame qui habitait rue de l’Arbre-Sec. Le grand prévôt s’était mis aussitôt à la tête d’une cinquantaine d’archers et il était parti sans perdre une minute. Mais de la rue Saint-Antoine, où se trouvait son hôtel, à, la rue de l’Arbre-Sec, la route était encore assez longue. Malgré tout, cependant, il arrivait une bonne demi-heure avant l’heure indiquée.
Ceci était l’explication de Neuvy.
La Varenne, qui triomphait, expliqua comme quoi le roi, dans son impatience, avait devancé l’heure fixée et était parti à neuf heures au lieu de onze. Il raconta l’agression de Jehan le Brave en l’amplifiant et en l’arrangeant à sa manière, bien entendu. Et comme preuve palpable et flagrante, il montra complaisamment son visage contusionné et son œil tuméfié.
Praslin raconta ce qui s’était passé entre Pardaillan et lui.
Ces explications étaient échangées à voix basse. Mais Pardaillan et Jehan le Brave avaient l’oreille fine. Ils purent saisir à peu près tout ce qui les concernait.
Pardaillan avait fixé son œil perçant sur son compagnon et il songeait:
– Ce jeune homme serait donc un redoutable chef de truands?… C’est possible après tout. Il faut bien vivre… Et bien des grands seigneurs, à commencer par cet illustre cuisinier créé marquis de La Varenne, en continuant par cet honnête grand prévôt qui s’indigne si fort, en montant ainsi jusqu’au roi, tous – ou presque tous – ne vivent que de pillage et de rapine… Mais je crois que le sire de Neuvy exagère quelque peu… ou qu’il est mal informé. Il n’est pas besoin d’être grand physionomiste pour deviner qu’avec cette physionomie si fine, si étincelante, ces yeux si clairs, si loyaux, on ne peut pas être le lâche criminel dont parlent ces gens. Quant au prétendu attentat, je sais mieux que personne en quoi il consiste, puisque j’ai assisté à toute l’algarade. L’attentat – puisque attentat il y a – se réduit à avoir croisé le fer contre le roi… Je sais bien qu’on qualifie cela de crime de lèse-majesté!… Qu’est-ce que cela peut bien signifier, ce mot: lèse-majesté?… Et pourquoi majesté?…
«Ce jeune homme a défendu celle qu’il aime sans s’inquiéter de savoir si le larron d’honneur portait une couronne. Il me semble qu’il n’a fait que suivre la loi de la nature. Ainsi le père, l’époux, le frère, le fiancé qui livre sa fille, sa femme, sa sœur, sa fiancée à une Majesté sera couvert de titres, de richesses et, qui mieux est, sera honoré de tous, tandis que celui qui se refusera à cette honteuse complaisance sera honni, vilipendé, déchiré, meurtri!… Est-ce là la vraie justice?… Moi aussi, il y a bien longtemps, hélas! j’ai aimé une jeune fille, belle, pure, innocente, adorable, en tous points semblable à la jeune fille que ce jeune homme adore. Et je me souviens comme j’ai dû la défendre contre ces bêtes féroces titrées, maréchaux, ducs, princes et rois… Moi aussi, j’ai été couvert d’ignominie, pourchassé, traqué comme une bête malfaisante… Et si je ne suis pas mort cent fois déjà, c’est que, Dieu merci, j’avais, j’ai encore des griffes et des crocs de force à tenir tête à la meute enragée. Et pour défendre ma carcasse de pauvre hère hors la loi, j’ai dû en découdre plus d’un, et la meute était composée de princes, de ducs, de rois, de grands inquisiteurs, de papes… voire même de papesse!… et c’est, paraît-il, l’aberration, l’abomination, la désolation, la damnation, la fin des fins de tout ce qui est respectable et sacré!…»
[5] On nommait ainsi les nobles qui vivaient du vol à main armée. On raconte que Sancy, qui fut ministre, chargé par Henri IV de lever des troupes en Suisse et n’ayant pas d’argent pour les payer, alla se poster sur le chemin d’une troupe de voyageurs qu’on lui avait signalés comme portant des sommes considérables. Sancy les dépouilla complètement, et avec cet argent, put payer ses troupes. Il est vrai que c’était pour le roi!… (Note de M. Zévaco.)