Un moment l’inconnu qui le surveillait du coin de l’œil put croire qu’il allait escalader le perron, sauter sur le roi, l’étrangler et, qui sait? poignarder après la jeune fille.
Mais il changea d’idée sans doute. Ou plutôt il est probable qu’il ne raisonnait plus et agissait sous l’empire d’un accès de folie. D’un geste rageur, il rengaina violemment son épée qu’il avait toujours à la main, comme s’il eût voulu s’interdire à soi-même tout acte de violence, et croisant ses bras sur sa large poitrine, livide, les yeux exorbités, il éclata soudain d’un rire strident, terrible et en même temps il tonna:
– Entrez, sire!… Soyez le bienvenu chez noble demoiselle Bertille de Saugis qui n’espérait plus l’insigne honneur que vous voulez bien lui faire ce soir!… Entrez! la chambre virginale s’ouvrira pour vous!… entrez, les courtines sont tirées! entrez, la noble demoiselle est prête au sacrifice d’amour!…
Dès les premiers mots, Henri s’était retourné stupéfait, en songeant:
«Voyons jusqu’où il osera aller!»
Bertille, pâle comme une morte, attachait sur l’exalté un regard chargé d’un douloureux reproche qui prit bientôt une expression de tendre pitié.
Le fou – car il était fou en ce moment, fou de rage jalouse – continua de sa voix de tonnerre:
– Ah! par l’enfer, la farce est plaisante, et j’en ris de bon cœur!… Riez donc avec moi, noble demoiselle, et vous aussi, Majesté!… Riez de ce triste hère, de ce truand, de ce fou qui s’était imaginé défendre une pure, une innocente jeune fille et qui n’avait pas hésité, lui misérable inconnu, sans fortune et sans nom, à se dresser devant un roi, à l’arrêter, à le tenir à sa merci!… Riez, vous dis-je, riez de ce triple fou qui ne soupçonnait pas que la pure, l’innocente jeune fille n’attendait qu’un signe pour se laisser choir dans les bras du galant barbon… mais couronné!
Comme s’il n’avait rien entendu de ces sarcasmes violents, débités sur un ton de violence inouï. Henri se tourna vers l’inconnu, et avec ce sourire accueillant qu’il avait pour ses amis:
– Serviteur, Pardaillan, serviteur [3], dit-il. Et tout aussitôt, très cordiaclass="underline"
– Puisqu’il est dit qu’à toutes nos rencontres – et il ne tient pas à moi qu’elles ne soient plus fréquentes…
– Votre Majesté sait que de loin comme de près…
– Je sais, Pardaillan, fit doucement Henri. Il n’empêche que vous me négligez trop, mon ami.
Pardaillan, puisque c’était lui, s’inclina sans répondre. Henri étouffa un soupir et poursuivit:
– Je disais donc: puisque à chacune de nos rencontres vous rendez service à moi ou à ma couronne sans qu’il me soit possible de vous prouver ma gratitude, puisqu’il vous plaît qu’il en soit ainsi, rendez-moi encore un service…
– Je suis à vos ordres, sire.
Henri se redressa, et très froid, en le désignant d’un coup d’œil dédaigneux:
– Gardez-moi ce jeune homme… Je l’avais, ma foi, oublié, mais il paraît qu’il tient à ce que je m’occupe de lui… Gardez-le moi donc… précieusement.
En entendant cet ordre, Jehan se redressa et fixa un œil étincelant sur l’homme que le roi paraissait honorer d’une estime particulière. Bertille, au contraire, lui jeta un regard implorant.
Sans paraître rien remarquer, le chevalier de Pardaillan répondit avec un flegme admirable:
– Vous le garder, sire! C’est facile… Jehan eut un sourire de dédain.
Bertille crispa ses mains diaphanes avec une expression de désespoir qui eût touché tout autre qu’un amoureux jaloux.
– Mais, continua imperturbablement Pardaillan, je ne puis pourtant pas vous le garder jusqu’à l’heure du jugement dernier. Le roi me permettra-t-il de lui demander ce qu’il faudra en faire?
– Tout simplement le conduire jusqu’au Louvre et le remettre aux mains de mon capitaine des gardes…
– Très simple, en effet… Et alors, qu’adviendra-t-il?
– Ne vous occupez pas du reste, fit Henri avec autorité. C’est l’affaire du bourreau.
Jehan se raidit dans une attitude de défi. Bertille chancela et dut s’appuyer à un des piliers.
– Le bourreau! peste! oh diable! reprit Pardaillan avec un air parfaitement indifférent. Pauvre jeune homme!
Henri IV connaissait sans doute de longue date ce singulier personnage, qui lui parlait avec une sorte de respect narquois, qui avait des allures désinvoltes, des attitudes telles qu’on pouvait se demander si ce n’était pas plutôt lui qui était le roi. Il connaissait sans doute ses manières, il avait appris sans doute à lire sur cette physionomie indéchiffrable, car il s’écria, avec plus d’inquiétude que de colère:
– Enfin, Pardaillan, obéissez-vous?…
– J’obéis, Sire, j’obéis! Diantre! résister aux ordres du roi! Je saisis ce jeune homme, je le traîne au Louvre, au Châtelet, à la potence, à la rue, je l’écartèle moi-même.
Et tout à coup se frappant le front, comme quelqu’un qui se souvient brusquement:
– Jour de Dieu! et moi qui oubliais!… Ah! cuistre, bélître, faquin! Je vieillis, Sire, voilà-t-il pas que je perds la mémoire! Sire, vous me voyez affligé, désolé, navré, désespéré. Je ne puis faire ce que Votre Majesté me demande.
Bertille se sentit renaître, le rose reparut sur le lis de ses joues, ses doux yeux bleus se posèrent sur cet inconnu et se levèrent ensuite au ciel en une muette action de grâces.
Jehan, qui n’avait pas bronché, le considéra avec un étonnement manifeste.
– Pourquoi? demanda sèchement le roi.
– Eh! Sire, je viens de me souvenir, à l’instant, que monsieur m’a – précisément donné, pour demain matin, certain rendez-vous auquel un gentilhomme ne saurait se dérober à peine de se déshonorer.
– Eh bien?…
– Comment, Sire, ne comprenez-vous pas que, devant me battre demain matin avec un monsieur, je ne puis l’arrêter ce soir?… Voyons, Sire, ce jeune homme aurait le droit de croire que j’ai eu peur.
Et en disant ces mots avec un air de naïveté ingénue, ses yeux pétillants de malice se posaient tour à tour sur Jehan, chez qui l’étonnement commençait à faire place à de l’admiration, et sur Bertille qui, après avoir respiré un moment, retombait dans les transes.
– Monsieur de Pardaillan, fit le roi d’un air sévère, ne savez-vous pas que nous avons édicté des lois [4] très rigoureuses à seule fin de réprimer cette criminelle fureur de duels qui décime la fleur de notre gentilhommerie?
De cet air figue et raisin qui paraissait inquiéter Henri, Pardaillan s’écria:
– Corbleu! C’est vrai!… J’oubliais les édits contre le duel… Ah! décidément la mémoire s’en va chez moi!… Les édits!… Peste! je n’aurai garde de les oublier maintenant!
[3] Cette formule de politesse qui peut paraître singulièrement familière, Henri IV avait l’habitude de l’employer indistinctement pour toutes les personnes de sa connaissance qu’il rencontrait. De même il appelait les gens par leur nom, sans aucun titre. Le plus souvent il disait: «Mon ami», et ne disait: «Monsieur» que lorsqu’il était fâché. (Note de M. Zévaco.)