Il répéta machinalement, perdu dans une rêverie profonde:
– Mon fils!… C’est curieux, ce mot ne m’a jamais produit l’effet qu’il me produit en ce moment. Pourquoi?…
Il eut l’air de chercher et bougonna:
– C’est ce jeune homme qui me tourneboule la cervelle!… Il m’est cependant arrivé plus d’une fois dans mon existence de me prendre d’irrésistible et soudaine amitié pour des gens que je connaissais à peine. Pourquoi ce qui m’a paru très naturel pour d’autres me paraît-il extraordinaire et me déconcerte-t-il à ce point pour ce jeune homme?
Il réfléchit encore, les sourcils froncés, l’esprit tendu, et:
– C’est que ce jeune homme me ressemble étonnamment… au moral, s’entend. Quand je l’entends parler et que je le vois agir, je me revois tel que j’étais au temps lointain de mes vingt ans. C’est cela qui me frappe et me remue les tripes, quoi que j’en dise. Cela et pas autre chose… Si bien que j’en suis arrivé à me demander pourquoi il ne serait pas mon…
Il repoussa brusquement son fauteuil et se mit à marcher avec agitation:
– Il ne faut pas y songer, finit-il par se dire. Puisque ce jeune homme a un père… il ne peut pas être mon fils. C’est clair… Et pourtant!…
Il revint à la table et, debout, il mit la main sur le second feuillet, il ne le prit pas et il dit:
– Je suis resté vingt ans sans me soucier autrement de cet enfant. Je me disais: «Le fils de Fausta!… Heu!… pour peu qu’il ressemble à sa mère, il ne pourra guère s’entendre avec son père. Peut-être vaut-il mieux que nous ne nous connaissions jamais, lui et moi.» Et voici que maintenant que je connais ce Jehan… Il s’arrêta et remarqua:
– Autre coïncidence curieuse: il s’appelle Jean… comme moi… Il réfléchit encore un moment et brusquement il jeta bas les pensées qui l’obsédaient et conclut:
– Pendant dix-sept ans, j’ai poursuivi inlassablement le sire de Maurevert pour le tuer. Au bout de ce temps, je l’ai pris et… je lui ai fait grâce. Et ce n’est vraiment pas ma faute si la peur l’a foudroyé. Pendant vingt ans, je me suis désintéressé – ou à peu près – de mon fils. Qui me dit que je ne vais pas le retrouver maintenant et me mettre à raffoler de lui comme mon pauvre père raffolait de moi?… Tout est possible et tout vient à point à qui sait attendre. Attendons.
Il reprit sa place dans le fauteuil et dit:
– Voyons ce papier.
C’était le deuxième feuillet. Un de ces feuillets qui avaient tant intrigué dame Colline Colle, parce qu’ils étaient écrits en une langue qu’elle ne connaissait pas et qui lui paraissait être du latin.
Le feuillet qu’elle avait remis à Parfait Goulard était effectivement écrit en latin. Celui que tenait Pardaillan en ce moment, était écrit en espagnol. Pardaillan, qui avait visité à diverses reprises l’Italie et l’Espagne, parlait l’italien et l’espagnol aussi bien que le français.
Il se mit donc à lire attentivement et murmura:
– Voici qui est bizarre!… Le papier que Concini possède et qu’il m’a fait lire – un peu malgré lui – est la traduction littérale de celui-ci. Les indications sont identiques à celles-ci. Pourtant, cornes du diable! Je sais bien que ces indications sont fausses! Je sais bien que les millions ne sont pas enfouis là!… Alors?… Alors, c’est qu’il doit y avoir une manière spéciale de lire ceci. Quelque chose, je ne sais pas quoi, une manière de clé… Cherchons.
Et il chercha longuement, minutieusement, patiemment. Il lut et relut le papier, le tourna et le retourna dans tous les sens, l’étudia de très près, de loin, l’exposa à la lumière pour voir si par transparence, il ne découvrirait pas quelques lignes intercalées. Il le chauffa au-dessus de la lampe, le plongea dans l’eau, espérant ainsi faire apparaître des caractères écrits avec une encre spéciale. Il ne trouva rien.
De guerre lasse, il plia les deux papiers et alla les mettre à part dans le bahut où il avait déjà caché la cassette, en se disant:
– Je reprendrai ces recherches… et il faudra bien que je trouve. Et il se mit à marcher doucement dans sa chambre, en sifflotant un vieil air qu’il affectionnait. Il paraissait préoccupé et il traduisit cette préoccupation en disant d’un air grognon:
– De quoi vais-je encore me mêler là?… Jusqu’à mon dernier souffle, je serai donc toujours le même animal, enragé à fourrer son nez où il n’a que faire?… Çà, n’ai-je pas assez de mes propres soucis?…
Il a fallu que j’allasse me mêler des affaires de ce Jehan, que je ne connais pas… puis de cette jeune fille, que je ne connais pas davantage… Et maintenant, me voici piqué de la tarentule de m’aller jeter entre le Béarnais et le Concini… Çà, que me font, à moi, ces histoires? Le roi n’est-il pas de taille à se défendre?…
Il tapa du pied avec colère et bougonna:
– Je ne peux pourtant pas assister impassible à l’assassinat de ce pauvre Sire!… Je deviendrais complice, moi! Et puis, au vrai, je m’ennuyais… Toutes ces histoires me distrairont un peu… C’est toujours cela. Et puis ce me sera un exercice salutaire… Je me rouillais, Dieu me damne! Je crois que j’étais en train d’engraisser!
Là-dessus, Pardaillan se coucha et ne tarda pas à s’endormir.
XXXIII
Le lendemain matin, Pardaillan s’en fut en flânant à l’Arsenal, tout en haut de la rue Saint-Antoine. Il s’était dit en se levant:
– Il y a, me semble-t-il, bien longtemps que je n’ai eu le plaisir de m’entretenir avec M. de Sully. Je crois bien que je lui dois une visite. Je ne veux cependant pas passer pour un ours et un malappris. Allons faire visite à M. de Sully.
Dans l’antichambre, encombrée comme de juste, il heurta un gentilhomme et il s’excusa d’un mot poli. Le gentilhomme répondit par un mot aussi poli. Incident très banal, qui n’eut pas d’autre suite.
Seulement, Pardaillan profita de la minute pendant laquelle il dut attendre le retour du laquais qui était allé porter son nom pour étudier à la dérobée l’homme qu’il avait heurté sans le vouloir.
Ce gentilhomme n’avait cependant rien d’extraordinaire. Le costume qu’il portait avec une certaine élégance était irréprochable. Riche assurément par la qualité de l’étoffe, mais d’une simplicité qui faisait honneur au goût de son propriétaire.
Le gentilhomme, nullement emprunté, allait et venait dans la cohue. Sa démarche était souple et aisée, son attitude pleine d’assurance.
Pardaillan, après avoir, d’un coup d’œil, détaillé le costume, avait dévisagé l’homme. Et un mince sourire avait effleuré ses lèvres. Puis le sourire s’était fondu et il avait eu cette expression particulière de l’homme qui cherche à se souvenir. En effet, il se disait:
– Où diable ai-je vu ces yeux?… Et cette allure, cette démarche?… Malgré le costume, malgré son assurance – trop d’assurance, mordieu! – ce n’est pas un gentilhomme. Et cet accent?… C’est un Italien, certainement… Où diable ai-je vu cet homme?… Où?… Quand?…
Il fut tiré de ses réflexions par le laquais qui venait le chercher. Il le suivit et oublia l’homme qui l’avait intrigué une minute.
La cinquantaine. Front vaste, dégarni de cheveux. Barbe abondante, grisonnante, très soignée. Sourcils épais, œil perçant. Physionomie rude, manières brusques: tel était Maximilien de Béthune, baron de Rosny, duc de Sully, ministre et ami de S. M. Henri IV.