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– Malédiction sur moi, qui ai levé le bras sur le seul homme qui ait eu pitié de ma détresse!

– Or çà, maître. Ravaillac, dit froidement Jehan le Brave, tu voulais donc me meurtrir?…

– Ne croyez pas que c’est à vous que j’en voulais! dit vivement Ravaillac.

– Il n’en est pas moins vrai que sans ce digne gentilhomme j’étais bellement occis!…

Et avec ce ton de souveraine hauteur qui lui était naturel, et qui surprenait et déconcertait chez le pauvre hère qu’il paraissait être, Jehan ajouta:

– En tout autre moment je te ferais payer cher ce geste-là, mon brave Ravaillac! Mais aujourd’hui, mon cœur déborde de joie… Aujourd’hui, je voudrais pouvoir presser l’humanité entière dans mes bras! Ventre-veau! je m’en voudrais de molester un pauvre diable comme toi!… Va, je te fais grâce!

Ravaillac hocha la tête d’un air farouche.

– Vous me pardonnez, c’est bien!… et cela ne me surprend pas de vous. Vous êtes la jeunesse, vous êtes la force, vous êtes la bravoure, vous êtes aussi la générosité… je le savais. Mais moi qui ne suis rien de tout cela, moi qui ne sais que pleurer et prier, je sais du moins garder le souvenir d’un bienfait et je ne me pardonnerai jamais!

– Bah! puisque je te pardonne!… N’en parlons plus… Mais, au fait, à qui en avais-tu? Tu as crié: «Ce n’est pas lui!»

Ravaillac eut une imperceptible hésitation, et d’un air morne:

– Il y a deux jours que je n’ai pas mangé… deux jours que j’erre par les rues comme un chien perdu… Comprenez-vous?

– Pauvre diable! Oui, je comprends… Tu cherchais quelque bourse assez convenablement garnie pour t’assurer le gîte et la pitance pendant quelque temps… Mais cela ne m’explique pas le: «Ce n’est pas lui!»

– Je suivais un seigneur dont la mise me paraissait annoncer la bourse dont vous parliez… j’ai dû le perdre de vue je ne sais comment… je ne m’en suis aperçu que lorsque je me suis vu devant vous… C’est pourquoi j’ai prononcé ces paroles.

– Ah! fit simplement Jehan sans insister davantage. Mais sais-tu; que pour un homme qui, comme toi, a des principes religieux outrés à tel point qu’il a voulu endosser le froc, sais-tu que tu n’y vas pas de main morte! Passe encore de ravir la bourse, mais la vie par-dessus le marché… Voilà qui m’étonne de toi.

– La faim est mauvaise conseillère, dit humblement Ravaillac.!

– Soit!… En attendant, je ne veux pas qu’il soit dit que par ma faute tu seras resté un jour sans manger… Prends ces quelques écus… C’est tout ce que j’ai sur moi… Et si le malheur veut que tu sois encore réduit à errer par les rues, le ventre creux, viens me trouver… tu sais où je gîte. Que diable! j’aurai toujours quelque menue monnaie à te donner… C’est bon! c’est bon! garde tes remerciements et file!…

Le chevalier de Pardaillan avait écouté sans chercher à intervenir. Quand il vit que Ravaillac s’était perdu dans la nuit, il se tourna vers le jeune homme et:

– Croyez-vous réellement que ce Ravaillac vous a dit la vérité? fit-il.

– Je n’en crois pas un mot, répondit froidement Jehan.

– Diable!… Peut-être eût-il mieux valu s’assurer de sa personne.

– Pourquoi?… Aujourd’hui, je me sens incapable de molester quelqu’un… Au surplus, je sais où retrouver le personnage si besoin est.

– N’en parlons plus, dit Pardaillan d’un air indifférent.

– Monsieur, dit gravement Jehan, vous venez de me sauver… Mais il paraît qu’il était écrit que le jeune homme ne parviendrait pas à exprimer sa gratitude. Une fois encore, Pardaillan l’arrêta au milieu de sa phrase. Seulement, cette fois, ce fut pour dire:

– Ne pensez-vous pas, monsieur, qu’il serait temps, pour vous, de vous éloigner… Plus rien, je crois, ne vous retient dans cette rue.

Et, en disant ces mots de son air le plus détaché, Pardaillan profitait de ce que la lune venait de se dégager de derrière les nuages qui la masquaient pour étudier l’effet produit par ses paroles.

– Mais, monsieur, fit Jehan d’un air légèrement étonné, n’avez-vous pas entendu que j’ai promis au roi de l’attendre ici?

– Si fait bien, mordieu!… C’est même pour cela que je vous engage vivement à tirer au large.

– Fi donc! monsieur… J’aurais l’air de fuir! Moi!… De son air le plus naïf, Pardaillan reprit:

– Quand vous avez fait cette promesse au roi, vous vouliez mourir… vous ne saviez pas ce que vous savez maintenant…

– Assez, monsieur, dit Jehan avec hauteur. J’ai promis, je tiendrai ma promesse quoi qu’il en puisse résulter.

Et d’un ton radouci:

– Croyez bien qu’on ne me tue pas aussi facilement que vous paraissez le croire… Au surplus qu’ai-je promis? De suivre le roi partout où il lui plaira de me conduire… Pas autre chose… Je m’en tiendrai à cette promesse.

Chose singulière, Pardaillan qui avait poussé le jeune homme à manquer à sa parole – probablement parce qu’il se sentait pris de sympathie pour lui – Pardaillan parut satisfait de voir qu’il s’obstinait.

– Mais vous-même, monsieur, reprit Jehan le Brave, croyez-vous que vous ne feriez pas mieux de vous éloigner?

– Pourquoi donc? fit Pardaillan de son air le plus ingénu.

– Mais il me semble qu’après ce que vous venez de lui dire, il serait prudent à vous d’éviter de vous trouver en présence du roi.

Pardaillan eut un imperceptible sourire.

– Bah! fit-il d’un air détaché, le roi et moi, nous sommes de vieilles connaissances. Le roi sait bien qu’il n’a rien à gagner à m’avoir pour ennemi… Aussi, croyez-moi, il réfléchira avant de se fâcher pour de bon. Il y regardera à deux fois avant de prendre à mon égard des mesures violentes qui ne seraient pas de mon goût.

Jehan le Brave jeta un regard perçant sur cet homme qui osait parler ainsi du monarque le plus puissant de la chrétienté. Dans ces yeux railleurs, il ne vit nulle fanfaronnade. Sur cette physionomie étincelante, il vit une intrépide assurance, une superbe sérénité, le calme majestueux d’une force invincible, confiante en elle-même.

– Cependant, continuait Pardaillan de sa voix calme et mordante, j’ai été un peu vif, j’en conviens. Il se pourrait que le roi m’en voulût… C’est pourquoi j’ai résolu de l’attendre et de l’accompagner moi aussi jusqu’au Louvre.

– Pourquoi?

– Pour voir ce qui arrivera, dit froidement Pardaillan.

Tout éberlué, malgré qu’il s’efforçât de n’en rien laisser paraître, Jehan songeait à part lui:

«Voici un singulier compagnon!… Brave?… Oui, tudiable! autant et plus que pas un… Je m’y connais un peu, je pense!… Fort?… Plus que moi, et ce n’est pas peu dire… Et pourtant il doit être d’un âge où les forces commencent à s’affaiblir… Quel âge, au juste?… Peut-être n’a-t-il pas encore cinquante ans, peut-être a-t-il passé la soixantaine. N’étaient ces cheveux et cette moustache grisonnants, par la sveltesse de la taille et le dégagé des allures, on ne lui donnerait pas quarante ans… qui est-ce au juste?… Un prince, pour le moins, si j’en juge par cette haute mine et par le ton sur lequel il parlait au roi… Si je m’en rapporte à ce costume si simple, quelque peu fatigué même, le prince disparaît… à moins que ce ne soit un déguisement, car si le costume est modeste, celui qui le porte a si grand air que je ne sais plus… Ventre-veau! que ne donnerais-je pour avoir ce laisser-aller impertinent, ce calme extravagant!… Mais voilà, moi, je suis un furieux… Au moindre mot, la colère m’étrangle… et alors je passe la parole à la dague ou à la rapière.»