Pendant que Pardaillan et Jehan le Brave songeaient de la sorte, ce qui, d’ailleurs, ne les empêchait pas d’avoir l’œil au guet, le grand prévôt, Praslin et La Varenne, après s’être expliqués, tenaient une sorte de conseil.
– Que comptez-vous faire? demanda le capitaine, au fond enchanté d’être déchargé d’une opération scabreuse.
– Je vais arrêter ces deux hommes, dit le grand prévôt sans hésiter.
– À votre aise, fit Praslin. C’est une opération de police qui rentre dans vos attributions. Je n’ai donc pas à m’en mêler. Cependant, comme il paraît avéré que Sa Majesté est dans cette maison, comme il faudra bien qu’elle sorte tôt ou tard, enfin comme cette aventure ne me paraît pas très claire, je ne me retire pas. Je me mets à l’écart et j’attends le roi pour l’escorter ou le défendre s’il y a lieu… Ceci rentre dans mes attributions à moi.
Ayant dit, le capitaine rangea sa troupe, bien décidé à demeurer spectateur neutre de ce qui allait se passer.
Neuvy mit pied à terre aussitôt. Il s’avança jusqu’au bas du perron et, comme si Jehan le Brave n’eût pas existé pour lui, s’adressant à Pardaillan, qu’il salua très courtoisement, il dit, très poliment:
– Monsieur de Pardaillan, je me vois forcé, à mon très grand regret, de vous prier de me rendre votre épée… Ce n’est là, vous le comprenez bien, qu’une simple mesure de précaution toute provisoire.
– Monsieur de Neuvy, dit Pardaillan aussi poliment, j’ai le très grand regret de ne pouvoir accéder à votre demande.
– Vous refusez d’obéir, Monsieur? fit Neuvy, stupéfait.
– Vous m’en voyez navré, désespéré!…, Mais vous comprenez, simple mesure de précaution.
Le grand prévôt s’était efforcé de ménager un personnage qui passait pour être en grande estime auprès du roi. Malgré que le ton narquois de ses réponses commençât de lui échauffer les oreilles, il eut la force de se contenir. Il fit une dernière tentative, et sur un ton plus froid:
– Oui ou non, êtes-vous fidèle et obéissant sujet de Sa Majesté? fit-il.
– Cela dépend des moments, dit Pardaillan de son air le plus naïf. Brusquement, Neuvy changea d’attitude. Sa physionomie se fit rude et menaçante:
– Vos épées! dit-il impérieux.
– Venez les prendre! tonna Jehan le Brave exaspéré par l’attitude dédaigneuse que le grand prévôt affectait à son égard.
Neuvy mit le pied sur la première marche. Il était très froid, parfaitement maître de lui. Il était d’ailleurs bien persuadé qu’il n’aurait qu’à étendre le bras pour appréhender les deux rebelles. L’attitude de ces deux hommes lui apparaissait comme une bravade inutile, toute en paroles vaines. Quant à croire qu’ils seraient assez fous pour entrer en lutte, à eux deux, contre cinquante archers, il n’y pensa pas un instant. Pas davantage la pensée qu’il pouvait être menacé ne l’effleura. Il se sentait sous l’égide puissante de ses redoutables fonctions.
Neuvy mit donc le pied sur la première marche. Mais il n’alla pas plus loin. Il sentit la pointe d’une épée s’appuyer sur sa gorge et en même temps la voix de Jehan le Brave, effrayante à force de calme, prononça:
– Un pas de plus, monsieur, et vous êtes mort! L’étonnement et non la crainte, arrêta net l’élan du grand prévôt.
Il se remit très vite, et comme il était brave, il voulut passer outre. Il sentit la pointe pénétrer dans sa chair pendant que la même voix tranchante ordonnait impérieusement:
– Reculez, monsieur, reculez! ou, par le Christ, je vous tue!… Cette fois, le grand prévôt comprit que c’était sérieux. Il recula. Avec un calme admirable, il secoua d’une chiquenaude quelques gouttes de sang qui perlaient sur son pourpoint, et de sa voix rude:
– Faites-y bien attention, je commande au nom du roi!… Rendez-vous!
Il s’adressait à Pardaillan. Ce fut Jehan qui rugit:
– Non!
– Vous faites rébellion?
– Oui!
De Neuvy haussa les épaules. Il se mit de côté et se tournant vers ses hommes, qui attendaient, impassibles:
– Saisissez-les! dit-il froidement.
Quelques fenêtres s’étaient entrebâillées. Des têtes effarées apparaissaient de-ci, de-là. Et voici ce que virent ces curieux intrépides, à la lueur des torches fumeuses.
Les archers s’étaient élancés en groupe compact. Mais le perron n’était pas très large. Trois hommes seulement pouvaient passer de front. Encore, faute d’espace, étaient-ils loin d’avoir la liberté de mouvements désirable.
Les gens du grand prévôt n’avaient prêté aucune attention à cette disposition. Ils avaient le nombre pour eux, ils représentaient l’autorité, la victoire leur apparaissait certaine, facile. Ce fut en riant, en plaisantant, en se bousculant qu’ils s’élancèrent à l’assaut.
Mais lorsque les trois premiers furent montés sur la première marche, force fut aux autres de se placer derrière, où ils se mirent à pousser le premier rang en l’excitant par des imprécations variées et des plaisanteries énormes.
La rue, jusque-là calme et silencieuse, se remplit d’un vacarme assourdissant. De tous côtés, maintenant, les bourgeois paisibles, brusquement arrachés au sommeil, montraient des faces blêmes de terreur refoulée par la curiosité, à presque toutes les fenêtres environnantes.
Les deux rebelles, eux, ne riaient pas, ne plaisantaient pas, se tenaient raides, immobiles, muets. La pointe de la rapière large, démesurément longue, appuyée sur le bout de la botte, ils attendaient avec une froide intrépidité l’instant propice pour attaquer.
Et soudain les deux bras se détendirent. Il y eut, au-dessus du groupe grouillant des archers, un double tourbillon d’acier fulgurant. Les pointes plongèrent, se relevèrent, tourbillonnèrent à nouveau avec la rapidité de la foudre. Et des hurlements de douleur éclatèrent dans les rangs des assaillants.
Le même tourbillon vertigineux recommença, entremêlé de coups de pointe et de revers foudroyants. Et de nouveaux hurlements, suivis de plaintes et de râles, se firent entendre du côté des assaillants.
Cette fois, ce fut la débandade!
Pris de panique, les archers reculèrent précipitamment et, en bonds désordonnés, se mirent hors de l’atteinte du tourbillon mortel.
Un silence de stupeur plana sur les acteurs et les spectateurs de cette scène extraordinairement rapide.
Quelques secondes, en effet s’étaient écoulées à partir du moment où les archers s’étaient élancés jusqu’au moment où ils durent se replier en désordre, et le grand prévôt, écumant de rage et de stupeur, put constater que six de ses hommes étaient déjà hors de combat. Trois ou quatre autres avaient reçu des estafilades plus ou moins douloureuses.