– C’est vrai, opina Carcagne. Pour moi, je confesse humblement que depuis le séjour forcé que je fis à l’une de ces machines – un pilori, je crois – je ne peux plus en voir sans éprouver une furieuse envie de détaler du côté opposé!
Et les deux autres, ensemble:
– C’est comme moi!
Et ils reprirent leur poursuite en gens habitués à ces sortes d’expéditions, profitant habilement des moindres accidents de terrain, se maintenant toujours assez près pour ne pas perdre de vue ceux qu’ils pistaient, sans leur avoir donné l’éveil.
Tout à coup, Carcagne s’écria d’une voix étouffée:
– Cornes d’enfer! Et le seigneur Concini qui nous attend!
– Outre! je l’avais oublié!
– Il attendra, fit péremptoirement Gringaille. Notre vrai chef n’est pas le Concini!
– C’est notre Jehan, zou! le brave des braves, le fort des forts! Le Concini sera encore bien aise de nous prendre quand nous arriverons.
– Je ne dis pas non, Escargasse… Cependant le Concini a du bon… C’est lui qui nous donne la pâtée… Tout en obéissant à notre maître, on pourrait le ménager.
– C’est très juste ce que tu dis là, Carcagne. Aussi on lui donnera une explication satisfaisante, au Concini.
– Attention, ils s’arrêtent!
– À la porte du Louvre! Oh!…
– Est-ce qu’il va nous faire entrer?…
– Ouvrons l’œil, mes pigeons, c’est le bon moment!… Henri IV, en effet, venait de s’arrêter devant une porte dérobée du palais. Un instant, il contempla d’un œil malicieux ses deux gardes du corps occasionnels qui d’ailleurs attendaient impassibles, figés dans une attitude militaire que le roi apprécia à sa valeur.
Brusquement Henri introduisit la clé dans la serrure et poussa la porte qu’il laissa un moment grande ouverte comme s’il avait voulu leur montrer qu’il n’y avait là ni gardes ni gentilshommes prêts à intervenir et, très aimablement:
– Messieurs, dit-il, je vous remercie d’avoir bien voulu m’accompagner jusque-là.
Puis se tournant vers Pardaillan, avec une gravité soudaine:
– Je vous dois beaucoup, mon ami; je veux ne me souvenir que de cela. Le reste est effacé de ma mémoire.
Pardaillan s’inclina en réprimant un sourire, et de sa voix mordante:
– Puisque Votre Majesté prêche d’exemple, je ferai comme elle, moi aussi, j’efface, Sire!
– Tête de fer! songea le roi.! Mais il se garda bien de relever la réplique du chevalier, et, comme s’il n’avait pas entendu, il s’adressa à Jehan:
– Quant à vous, jeune homme, je ne vous connais pas. Mais j’ai promis de pardonner. Passe donc pour cette fois-ci. Mais croyez-moi, suivez mon conseil, allez faire un tour en province… l’air de Paris ne vous vaut rien.
Très pâle, se contraignant visiblement pour paraître calme, le jeune homme s’inclina à son tour et se redressant comme s’il n’avait pas compris l’ordre qu’on lui donnait:
– Je remercie humblement le roi de son conseil… Mais c’est précisément à Paris que j’ai affaire pour l’instant.
Henri fronça légèrement le sourcil et sèchement:
– Soit, dit-il. En ce cas, faites en sorte que je n’entende jamais parler de vous.
Et adressant un geste amical à Pardaillan, il entra vivement et repoussa la porte sans laisser au jeune homme le temps de placer une réponse.
IX
Dès que la porte se fut fermée sur le roi, Pardaillan et Jehan, si braves qu’ils fussent, ne purent réprimer un soupir de soulagement.
– Avouez, dit Pardaillan, que vous avez cru que nous allions être arrêtés.
– Oui, monsieur, dit franchement le jeune homme. Et vous?
– Moi, je pensais bien que non… Cependant j’avoue que j’étais moins tranquille depuis notre passage devant l’échelle et après la réflexion du roi… Cette réflexion aurait dû me rassurer au contraire: c’était sa petite vengeance.
– Vous croyez?
– Savez-vous comment le roi s’est vengé de M. de Mayenne, qui lui donna tant de tracas et fut autrement rebelle que nous?
– Non, monsieur. Mais j’espère que vous me ferez l’honneur de me l’apprendre.
– Eh bien, voici. Vous savez que le duc est affligé d’un embonpoint démesuré. De plus, il était déjà goutteux à l’époque où il fut contraint de traiter sa soumission. Le roi le reçut dans la grande galerie, qu’il s’amusa à arpenter de ce pas rapide que vous lui connaissez. Naturellement, M. de Mayenne suivait, courait pour se maintenir à son côté, agitait sa bedaine princière, peinait, suait, soufflait. Au bout d’un quart d’heure de cet exercice, le duc était rendu, rompu, fourbu. Le roi vit que s’il prolongeait encore le jeu, le duc tomberait foudroyé par la congestion. Il s’arrêta donc et lui dit tout souriant: «Allez, mon cousin, et tenez pour assuré que je ne vous ferai pas d’autre mal que celui que je viens de vous faire.»
– Le duc s’en est tiré à bon compte.
– Oui, fit Pardaillan, d’un air rêveur, j’en ai connu qui, à la place du Béarnais, n’eussent pas été d’aussi bonne composition. À mon sens, ce pays se passerait fort bien de trône et de roi, peut-être même n’en irait-il que mieux. C’est une idée un peu folle que j’ai ramassée le long des routes, où je chemine depuis quarante ans et plus. Il paraît cependant que ce n’est pas l’idée de tout le monde et qu’il faut absolument à la masse un maître, à qui elle obéisse. Soit! je veux bien, moi; maître pour maître, autant vaut Henri de Navarre qu’un autre. Du moins, celui-là est un brave homme, et, ma foi, je ne saurais en dire autant des rois, ses prédécesseurs, que j’ai connus. C’est un peu pour cela que j’ai fait pour lui ce que je n’aurais pas fait pour d’autres.
Jehan le Brave écoutait avec une attention soutenue, et de temps en temps, il approuvait d’un signe de tête. Pardaillan demeura un moment rêveur, puis s’arrachant à ses pensées:
– Qu’eussiez-vous fait, voyons, si le roi avait voulu nous faire saisir? dit-il, en fixant son œil clair sur son jeune compagnon.
Sans répondre, Jehan leva la main et commanda d’une voix forte:
– Ici, vous autres!
À cet appel, Gringaille, Escargasse et Carcagne surgirent de l’ombre. Ils vinrent se camper devant leur chef, et, la tête haute, le poing sur le pommeau de la rapière, talons joints, ils demeurèrent raides, impassibles. Seulement leurs yeux fixés sur les yeux du chef exprimaient une admiration profonde, un attachement sans bornes.
– Eh bien? interrogea Jehan, après avoir laissé à Pardaillan le temps de les examiner.
Le chevalier traduisit son impression par un léger sifflement. Il faut croire que la réponse était suffisamment claire, car les trois braves se rengorgèrent. Leur jeune chef, après les avoir caressés un instant du regard, leur fit signe qu’ils pouvaient quitter leur attitude de parade et d’une voix grave:
– Le roi m’est sacré, maintenant… vous savez pourquoi. Et, avec une intonation rude, mordante, il ajouta:
– Mais si je m’interdis de rien entreprendre contre lui, il ne s’ensuit pas que je me laisserai égorger sans me défendre. Non, ventre-veau!… Si l’on avait tenté de m’arrêter, avec l’aide de ceux-ci j’aurais chargé!… Je vous réponds qu’on ne nous aurait pas eus vivants.