On a vu que l’intervention de Jehan le Brave avait réduit à néant cet honnête projet.
En les voyant entrer, Concini avait poussé un soupir de soulagement. Enfin, il allait savoir! Il arrêta net sa promenade et vint se placer debout devant une grande table encombrée de paperasses, qui lui servait de bureau.
Les trois braves vinrent s’arrêter au bord de la table, devant lui, et ensemble ils se courbèrent dans une pose de respect outré, quelque peu ironique.
Concini les fouilla de son œil fulgurant, comme s’il avait voulu déchiffrer tout de suite sur leurs physionomies rusées les nouvelles qu’ils apportaient. Et la voix rude, l’air courroucé:
– Ah! ça! drôles, gronda-t-il, savez-vous que voilà une heure, bientôt, que je me morfonds à vous attendre!
– Ah! péchère, monseigneur, fit Escargasse, hypocritement apitoyé, nous nous en sommes fait du mauvais sang, allez! C’est bien ce que nous disions: ce pauvre monseigneur qui se morfond à nous attendre!… Pas vrai, Gringaille, que nous nous le sommes dit?… Mais voilà, il n’y avait pas moyen de passer… Nous avons bien cru un moment que nous ne pourrions jamais arriver jusqu’à vous.
De ce flux de paroles inutiles, Concini n’avait retenu que ces mots: il n’y avait pas moyen de passer. En les entendant, il n’avait pu réprimer un léger tressaillement. Et dans son esprit délirant de joie, il rugit:
– C’est fait! En effet, si ses hommes n’avaient pu passer, c’est qu’un événement considérable s’était produit. Et quel autre événement que celui préparé par Léonora? Mais le roi était-il mort ou simplement blessé? Il fallait maintenant arracher adroitement la vérité à ces brutes sans leur laisser soupçonner qu’il savait d’avance sinon le détail du moins le principal de ce qu’ils étaient censés lui apprendre. Pour un comédien de sa force, ce n’était là qu’un jeu.
D’un air las, il tira un fauteuil à lui, se laissa tomber nonchalamment, croisa la jambe, prit un petit poignard qui traînait sur la table, se mit à jouer machinalement avec et d’un air d’indifférence admirablement joué, d’une voix qui se fit sèche, tranchante:
– Notez bien ceci: dès maintenant vous ne faites plus partie de ma maison… si les explications que vous allez me donner ne me satisfont pas. Et maintenant, j’écoute. Que vous est-il donc arrivé de si extraordinaire?
La menace leur produisit l’effet d’un coup de trique sur la nuque. Ils plièrent les épaules et se regardèrent consternés. Au demeurant, la place était bonne, la besogne pas pénible, le maître généreux, c’était une place de cocagne comme ils n’en retrouveraient jamais. Escargasse, qui avait assumé la responsabilité des explications à fournir, se raidit et:
– Extraordinaire! monseigneur, vous avez dit le mot. Ce qui nous a retenus est extraordinaire; mieux, monseigneur, effrayant, terrible, épouvantable… On en parlera longtemps à la ville et à la cour.
Avez-vous remarqué, lecteur, que le menteur qui improvise une fable a absolument besoin d’être aidé pour venir à bout d’étayer son mensonge d’une manière plausible? Écoutez-le froidement, sans un mot, sans la plus petite interruption, il pataugera lamentablement. Il n’arrivera pas à persuader le plus naïf, le plus crédule des auditeurs.
Si, au contraire, vous discutez avec lui, si vous vous animez, si vous parlez, si vous posez des questions, vous lui tendez la perche secourable qui va le tirer d’embarras, les mots que vous prononcerez vont faire jaillir spontanément les idées de son cerveau. Une sorte d’instinct spécial lui fera deviner dans quel sens il doit s’orienter pour vous convaincre et c’est vous même qui lui aurez, sans le savoir, indiqué la bonne voie.
Nous ne voulons pas dire qu’Escargasse connaissait la particularité que nous signalons. Il subissait son influence sans s’en rendre compte. Concini ayant prononcé le mot: «extraordinaire», il l’avait ramassé et il l’amplifiait de son mieux. Mais on remarquera qu’il ne donnait aucune explication. Il étourdissait son interlocuteur par un débordement de mots sans signification. Et cependant, il le guignait du coin de l’œil, il tâchait de lire dans ses yeux, il espérait, il appelait de tous ses vœux l’interruption qui lui permettrait de souffler d’abord, qui lui indiquerait ensuite dans quelle direction Concini lui-même voulait le voir s’engager pour être persuadé. Et Concini lui tendit la perche en disant d’un air sceptique:
– Oh! pour émouvoir la ville et la cour au point que vous dites, il faudrait… une catastrophe effroyable. Et quant à vous, pour vous empêcher de passer alors que vous savez que j’attends et qu’il y va de votre place, je ne vois guère… ma foi oui, qu’un nombre suffisant d’archers ou de sergents à boulaies [6].
Concini avait daigné sourire en faisant cette plaisanterie. Les trois renchérirent en riant bruyamment et Escargasse, la bouche fendue jusqu’aux oreilles, flagorna bassement:
– Vé! il n’y a pas de charme à faire un rapport à monseigneur… il devine tout.
Mais ces mots: catastrophe, archers, sergents, avaient déclenché le ressort de l’imagination. Maintenant il tenait le canevas de son histoire et quant aux détails, ils lui viendraient naturellement en parlant. Il se hâta de conter:
– Au vrai, monseigneur, la rue a été envahie par une centaine d’archers avec monsieur de Neuvy à leur tête. Nous nous sommes trouvés pris au milieu avec impossibilité de passer, attendu que les archers barraient le passage du côté du Trahoir, d’autres le barraient du côté de la Seine, et qu’ils étaient si nombreux, en rangs si pressés, que je vous jure qu’une anguille n’aurait pu glisser entre eux. Sans compter qu’il y avait encore les gardes et M. de Praslin, et M. de La Varenne, et d’autres encore. Tout ce monde paraissait affolé, menait grand bruit, avec force trouble et confusion, si bien qu’on eût pu se croire revenu aux grands jours de la Ligue. Ce que nous avions de mieux à faire, ne pouvant nous faufiler à la douce, était de nous tenir cois, d’éviter d’être découverts, parce que le moins qui eût pu nous arriver était d’être immédiatement saisis et jetés dans quelque cachot d’où nous ne serions pas sortis vivants. Vous voyez que, si nous vous avons fait attendre, il n’y a vraiment pas de notre faute.
Dans ce récit, débité avec une grande volubilité, ponctué par une avalanche de gestes frénétiques, il avait utilisé la vérité en l’arrangeant à sa manière, pour les besoins de sa cause. Son unique préoccupation était de prouver que ce malheureux retard, pour lequel on les menaçait de les chasser, ne provenait pas de leur fait. Naïvement, il se figurait que c’était la seule chose qui intéressait Concini. Il espérait l’avoir convaincu et en avoir fini avec cette histoire.
Malheureusement, il se trompait. Concini n’y pensait même plus, à ce retard. Sous son apparente indifférence, il avait écouté avec une attention passionnée. Ce déploiement de forces, extraordinaire à pareille heure, qu’on lui signalait, lui paraissait la preuve certaine que l’attentat avait été commis… ou éventé. C’est ce qu’il fallait savoir en arrachant les détails par des questions détournées. Il accentua son air d’incrédulité pour dire:
– Quel conte me fais-tu là, coquin? Une centaine d’archers, dis-tu? Neuvy, Praslin et ses soldats!… Il y a donc eu émeute… bataille?
– S’il y a eu bataille!… Vé, dites, vous autres!… Monseigneur qui demande s’il y a eu bataille!… Mais, Monseigneur, nous avons vu emporter des… blessés (il allait dire des morts). Même que nous en avons compté… Combien en avons-nous compté, Gringaille? Dis-le, va… n’aie pas peur.