Mais la jeune abbesse qui, jusqu’à ce jour, s’était montrée uniquement préoccupée de mille frivolités et d’intrigues galantes, se révéla tout à coup femme de tête, douée d’une indomptable énergie, d’une volonté de fer, et autoritaire en diable. Elle déjoua tous les complots, mata la révolte, brisa toutes les résistances. Les religieuses indisciplinées venaient de trouver en cette jeune femme, grande dame, fort jolie, de manières douces et enveloppantes, un maître impérieux devant lequel tout dut plier. Et celles qui voulurent tenter une dernière et désespérée résistance, apprirent à leurs dépens que cette main blanche, fine et parfumée, cachait une poigne robuste qui ne lâchait plus ce qu’elle avait saisi.
Il fallut se soumettre et revenir à la règle trop longtemps foulée aux pieds. À l’heure où Bertille venait d’y pénétrer, le couvent était rentré dans l’ordre, redevenu ce qu’il n’aurait jamais dû cessé d’être. Maintenant, l’abbesse, en pleine force, puisqu’elle n’avait pas encore trente-cinq ans, régnait sur la communauté en despote absolu et nulle n’eût été assez osée pour lui tenir tête.
Il convient de dire qu’en même temps qu’elle s’occupait du salut des âmes en les forçant à rentrer dans le devoir, Marie de Beauvilliers s’occupait aussi des corps et assurait le bien-être matériel de la communauté avec non moins d’activité et d’intelligente initiative. Elle poursuivait même ce but avec tant d’opiniâtreté, elle se montrait si peu scrupuleuse sur les moyens à employer qu’on eût pu supposer que la grandeur et la prospérité de la maison étaient son seul objectif et que tout le reste n’avait été accompli que dans cette vue. On ne se serait peut-être pas trompé.
Ce qui est certain, c’est que l’abbaye était bien changée depuis que, dans un de nos précédents ouvrages, nous y avons conduit nos lecteurs. Les jours de misère étaient si loin maintenant que jusqu’au souvenir en était effacé. L’abondance régnait dans la maison. Une belle enceinte clôturait le couvent, et on y eût vainement cherché la plus petite brèche par où pénétrer clandestinement. Les murs étaient hauts et bien solides. Les jardins étaient admirablement entretenus. Jardins d’agrément aux épais ombrages, vergers complantés d’une infinité d’arbres fruitiers, potagers, vignes, tout était travaillé avec soin, maintenu en pleine exploitation. Il en était de même des moulins.
Les granges, les celliers, les greniers et les caves regorgeaient de provisions.
Les vaches laitières, les moutons et les porcs, s’entassaient dans les étables et les porcheries. Des nuées de pigeons s’abattaient autour des colombiers. Des centaines et des centaines de volailles de toutes sortes encombraient les basses-cours.
Encore quelques années d’effort et l’abbaye aurait retrouvé le lustre et la splendeur d’antan. Et ceci était l’œuvre de la jeune abbesse, Marie de Beauvilliers, qui avait su se concilier de puissants protecteurs en tête desquels figurait le père Coton, jésuite notoire, confesseur de S. M. Henri IV.
Tout en haut de la butte, ou de la montagne, comme on disait alors, aux alentours de la chapelle Saint-Pierre, se trouvaient les communs, dont une partie dans l’enceinte même et l’autre partie hors de l’enceinte.
Ce qui était à l’intérieur était occupé par des religieuses converses. Plus quelques laïques, femmes non mariées, pauvres paysannes à la dévotion naïve et sincère que la vie du cloître attirait invinciblement et qui, ne pouvant endosser l’habit, se trouvaient néanmoins heureuses et honorées d’être en contact permanent avec les Dames, et vivant la vie commune, de se donner l’illusion de se croire religieuses elles-mêmes. Honneur qu’elles payaient du reste par l’accomplissement des plus basses besognes.
Ce qui était à l’extérieur était occupé par des ménages de paysans au service de l’abbaye.
Ce fut vers les communs que la mère Marie-Ange conduisit Bertille. Au milieu d’un petit jardin entouré d’une haie, se dressait un petit pavillon, d’apparence engageante, enfoui qu’il était au milieu des fleurs et de la verdure. Un perron de trois marches précédait la porte. Marie-Ange l’ouvrit toute grande et s’effaça pour laisser passer la jeune fille, qui entra sans défiance.
La vieille tira vivement la porte à elle. La clé était sur la serrure. Elle donna deux tours, mit la clé dans sa poche et s’en fut tranquillement. En entendant la porte se fermer, Bertille comprit qu’elle était tombée dans un traquenard. Elle se jeta à corps perdu sur cette porte. Trop tard. La clé grinçait dans la serrure. Elle vit une fenêtre. Elle y courut et l’ouvrit. Elle était garnie d’épais barreaux. Elle cria, appela de toutes ses forces. Nul ne répondit à ses appels. C’était une fille de tête. Elle comprit qu’au milieu de cette enceinte, elle ne pouvait être entendue que par des religieuses, lesquelles ayant des instructions en conséquence, se garderaient bien de lui répondre. Et elle se tut.
L’homme avait suivi les deux femmes jusqu’à l’entrée de l’abbaye. Longtemps il resta devant la porte, espérant voir reparaître celle qu’il avait suivie. La nuit vint et la jeune fille ne sortit pas. L’homme se décida à rentrer dans Paris. En s’éloignant, il grommelait:
– Puisqu’elle ne sort pas, c’est que, sans doute, elle a cherché un refuge dans ce couvent. C’est une brave et honnête fille, elle s’est sentie menacée: elle se met hors d’atteinte. Elle a bien fait!… (Il soupira.) Je ne la verrai plus! Qu’importe, après tout!… L’essentiel est qu’elle échappe à la poursuite du loup couronné!… C’est Jehan le Brave qui va être malheureux!… Bah! il fera comme moi, il se résignera.
Il marchait à grandes enjambées. La nuit tombait lentement. On voyait au bas de la montagne, là-bas, aux maisons de la ville, les fenêtres s’éclairer une à une, semblable à des yeux lumineux ouverts sur la nuit.
Il était revenu au carrefour. La croix, dans l’ombre croissante, dressa devant lui ses longs bras de fer, comme pour lui barrer le passage.
Une force mystérieuse l’arrêta. Il leva les yeux et la contempla un moment d’un air illuminé. Puis ses traits prirent une expression de désespoir farouche, un sanglot déchira ses lèvres et brusquement, lourdement, il tomba sur les genoux. Il se frappa la poitrine à grands coups qui résonnaient sourdement. On eût dit qu’il voulait se briser le cœur. Et il râla:
– Jean-François! Jean-François! pourquoi te réjouis-tu du malheur de l’homme qui a eu pitié de toi?… De l’homme qui t’a tendu une main secourable, qui t’a nourri quand tu mourais de faim, qui t’a parlé doucement et t’a réconforté!… Pourquoi te réjouis-tu, Ravaillac?… C’est parce que tu sais que celui-là est aimé… et toi, tu ne le seras jamais!… Tu te disais, tu te criais bien haut: «Tu ne peux être aimé, Jean-François, tu sais bien que tes jours sont comptés… le bourreau a déjà la main sur toi.» Hypocrisie! Ravaillac, hypocrisie!… Au fond, tu espérais que ce miracle s’accomplirait: que tu serais aimé d’elle, toi, le damné, le maudit!… Tu disais: «Lui seul est digne d’être aimé, parce qu’il est bon, brave et généreux. Devant lui, je puis, je dois m’effacer… puisque je suis condamné, moi!» Hypocrisie!… Ravaillac, tu es un hypocrite, un fourbe, un menteur comme l’autre, l’hérétique, le loup couronné!… Tu es jaloux, Jean-François, jaloux de ton bienfaiteur, ton cœur déborde de fiel… Et tu oses t’ériger en justicier!…