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Le chevalier avait entendu. Lui aussi, il avait tressailli à la première réponse d’Escargasse. Et il avait saisi au passage le coup d’œil de Jehan, de même qu’il avait surpris son tressaillement. Et il avait observé sa courte rêverie. À la question muette du jeune homme, il répondit par une question, comme si un doute s’était levé dans son esprit:

– Ainsi, c’était votre père?

– Il paraît, répondit Jehan avec un haussement d’épaules rageur.

– En ce cas, dit gravement Pardaillan, mes soupçons étaient mal fondés. Et je regrette sincèrement de vous en avoir fait part.

– Mais enfin, insista Jehan, qu’aviez-vous supposé? Ne pouvez-vous me le dire?

– À quoi bon? fit Pardaillan, subitement froid. Il est évident que je me suis trompé… puisqu’il s’agit de monsieur votre père.

Jehan fut sur le point de crier: «Ce n’est pas mon père!» Il se tut. Pourquoi? Il n’aurait su le dire. Il prit la main de Pardaillan, la serra dans les siennes et, d’un ton pénétré:

– Vous m’excuserez, monsieur, de ne pas vous remercier comme je le devrais… Mais, vous le voyez, je n’ai pas bien la tête à moi.

Pardaillan le considéra longuement; il se sentit ému de compassion et il hocha doucement la tête comme pour dire: «Je le vois bien.»

En effet, Jehan paraissait calme. Il s’efforçait même de sourire. Mais sa pâleur persistait plus effrayante et il y avait de l’égarement au fond de ses prunelles dilatées. L’effort qu’il faisait pour ne pas crier son désespoir et refouler ses sanglots devait être formidable et l’écrasait. Pardaillan le comprit. Ce qu’il fallait à ce jeune homme, c’était la solitude, où il pourrait du moins se décharger de l’abominable contrainte.

Il chercha un prétexte plausible de le renvoyer chez lui et crut l’avoir trouvé. Il dit, avec douceur:

– Allez, mon enfant, il ne faut pas faire attendre votre père, qui s’inquiète… on vous l’a dit. Et n’oubliez pas que vous me trouverez prêt à vous aider dans vos recherches.

Jehan n’entendit que la première phrase. Il eut un éclat de rire strident, qui retentit douloureusement à l’oreille du chevalier. Les trois braves, comprenant qu’il se passait quelque chose d’anormal, dressèrent l’oreille et se levèrent sans bruit, prêts à obéir sur un signe. Avec une sorte de rage concentrée, Jehan gronda:

– C’est vrai, ventre de veau! mon père m’attend! Un bon fils ne doit pas laisser son père dans l’inquiétude.

Et il partit d’un pas rude, violent, furieux, laissant Pardaillan plus rêveur que jamais. Les trois braves, un peu pâles, effarés, pliant instinctivement les épaules, le suivirent de loin, comme des chiens qui craignent la raclée, et ils se disaient:

– Le temps est à l’orage!… Gare à la peau de l’imprudent qui heurtera messire Jehan!

Dès qu’il fut entré dans sa mansarde, Jehan battit le briquet et alluma la lampe. Après quoi, il se campa devant Saêtta et le regarda fixement, sans dire mot.

Saêtta ne parut pas remarquer ce qu’il y avait de menaçant dans cette attitude. Il était ému et ne songeait pas à cacher cette émotion. Il paraissait rayonnant, du reste. Manifestement, il était heureux. Jehan ne put en douter. Il lui sembla même démêler au fond de ces yeux de braise une expression de rude tendresse qu’il n’y avait peut-être jamais vue. Il en fut tout déconcerté, tout étourdi. Évidemment, il ne s’attendait pas à cela.

Le résultat fut qu’il modifia son attitude.

Saêtta ne remarqua pas ce changement. Il prit la main du jeune homme et la serra vigoureusement.

C’était la deuxième ou troisième fois de sa vie qu’il accomplissait un geste pareil. La surprise de Jehan s’accrut. Mais l’incompréhensible accès de colère qu’il avait eu en apprenant que l’homme soupçonné par Pardaillan n’était autre que Saêtta qui l’attendait chez lui, cet accès était tombé. Maintenant, il était maître de lui et, comme il avait son idée de derrière la tête, il ne laissait rien voir de ses sentiments intimes.

Saêtta le conduisit jusqu’au fauteuil et, avec une douceur que Jehan ne lui connaissait pas:

– Assieds-toi, mon fils… Tu dois être fatigué. Je te vois bien pâle. Enfin, te voilà, sain et sauf, c’est l’essentiel et je suis content… bien content.

Ceci était prodigieux. Jamais Saêtta n’en avait fait ni dit autant. L’étonnement de Jehan se haussait jusqu’à la stupeur.

Pourtant, ces marques d’amitié anormales ne le touchaient pas. Au contraire, elles faisaient se lever en lui une vague inquiétude. Et il faut croire qu’il était bien changé, car, au lieu de s’indigner de cette insensibilité, comme il n’eût pas manqué de le faire quelques jours plus tôt, elle lui parut naturelle. Au lieu de s’abandonner avec sa franchise ordinaire, il se tint sur la réserve. Mieux: sur ses gardes, comme s’il eût été devant un ennemi.

Ceci nécessite quelques explications que nous donnerons le plus brièvement possible.

Du peu de mots que Pardaillan avait dits en chargeant Escargasse de veiller devant la maison de Concini, Jehan avait compris ceci: «L’homme qui viendra ici, envoyé par la Galigaï, cet homme qui se dit mon ami, est un ennemi dont je dois me défier et que je dois surveiller.»

Brusquement, il avait appris que cet homme, c’était Saêtta. Quelques jours plus tôt – c’est-à-dire avant son entretien avec Bertille, cet entretien auquel se rattachait le changement rapide et radical qui s’opérait en lui – il se serait dit qu’il y avait là quelque malentendu. D’autant que Pardaillan, en qui il avait une confiance aveugle, s’était empressé de battre en retraite et s’était presque excusé, lorsqu’il avait appris que cet homme était le propre père de Jehan.

Depuis longtemps, il avait de vagues soupçons sur le compte de Saêtta. On se souvient peut-être que, dès les commencements de ce récit, il l’avait déclaré très nettement. Depuis son entretien avec Bertille, il avait réfléchi. Le bandeau qu’il avait sur les yeux était tombé et il avait regardé les choses et les êtres en les voyant nettement tels qu’ils étaient. De lui-même, cette manière d’enquête morale à laquelle il se livrait avait remonté à ses proches, et Saêtta était un des premiers qu’il avait eus à juger.

Il s’était montré impitoyable pour lui-même. Il se montra sévère, mais juste, envers l’homme qui l’avait élevé. Et de déduction en déduction, il en était arrivé à se poser cette question grosse de conséquences: «Pourquoi Saêtta s’est-il acharné à faire de moi le misérable que j’ai été sans m’en douter durant des années?»

Le soupçon, comme on voit, s’était changé en certitude. Le mobile seul lui échappait. Et c’est ce mobile qu’il avait résolu de connaître.

Là-dessus était venue l’affaire de sa délivrance. Pardaillan, brave et loyal gentilhomme, avait reculé avec horreur à la pensée d’accuser un père de comploter contre son fils. Il l’avait très bien compris et n’avait pas insisté. Mais lui, qui savait ce que valait Saêtta et qu’il n’était pas son père, lui avait été vivement frappé de ce fait venant s’ajouter à tant d’autres.

Et il était parti résolu à avoir une explication violente, mais décisive. L’attitude de Saêtta l’avait déconcerté. Il s’était dit: «Ce n’est pas une comédie qu’il joue là. Quel but tortueux poursuit-il donc? Il faut que je sache à tout prix. Mais ce n’est pas de la violence qu’il faut ici, ni de la franchise: c’est de la ruse. Soit, je ruserai donc.»