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Ravaillac pâlit. Une expression de désespoir se répandit sur son visage. Une angoisse poignante se lut dans ses yeux. Un combat violent parut se livrer en lui. Il ouvrit la bouche pour parler et il n’en sortit qu’un sourd gémissement.

À son tour, Jehan le considéra. Et à son tour son visage exprima la pitié.

– Vous aussi vous êtes bien changé!… Toujours vos sombres visions, pauvre bougre! La misère ne vous suffit pas, il vous faut y joindre d’abominables mortifications. Il faut que vous vous fassiez le bourreau de votre corps!… Vous êtes jeune, pourtant, pas mal bâti, point sot et instruit… La vie pourrait être belle, pour vous comme pour tant d’autres qui ne vous valent point. Le travail sain, le calme du foyer, la douceur de la famille. Voilà ce que vous pourriez avoir, comme tout un chacun. Voilà ce à quoi vous renoncez, pour des chimères, des folies qui vous conduiront où?… Je n’ose le dire. Ah! misère de nous!…

Et glissant son bras sous celui de Ravaillac, avec un bon sourire, il ajouta:

– Tenez, je suis riche – je vous dis que je possède encore trois écus – venez, je vous veux régaler. Un bon repas, une bonne bouteille, un estomac bien garni, en un mot, vous verrez qu’il n’y a rien de tel pour vous faire voir les choses d’un œil moins sombre. Venez.

Ravaillac, sans mot dire, le regarda avec un inexprimable attendrissement. Une larme pointa à ses paupières, glissa lentement sur sa joue maigre, alla se perdre dans sa barbe rousse et broussailleuse. Brusquement, il saisit la main de Jehan et la porta à ses lèvres.

– Que faites-vous là! s’exclama celui-ci étonné et gêné. Qui suis-je donc pour que vous me rendiez un tel hommage?

– Vous êtes la bonté même, dit Ravaillac d’une voix émue, vous oubliez vos peines et vos tourments pour réconforter un malheureux qui ne vous est rien… Si vous saviez, pourtant!

Jehan laissa peser sur lui un énigmatique regard.

– Bon! fit-il, j’en sais plus long que vous ne pensez.

Et comme Ravaillac tressaillit et levait sur lui des yeux anxieux, il se hâta d’ajouter, avec une gaieté affectée:

– Je sais notamment qu’il va être cinq heures, que j’ai oublié de déjeuner et que j’enrage de faim, j’étrangle de soif… Eh! pardieu! j’y suis!… C’est la faiblesse qui me mettait ainsi du noir à l’âme!… Venez donc, morbleu! vous verrez que nous ne serons plus les mêmes quand nous aurons la panse garnie.

Ravaillac eut une dernière hésitation. Du moins, Jehan crut qu’il hésitait à le suivre. En réalité, Ravaillac se disait ceci:

– Suis-je donc sans cœur et sans entrailles?… Quoi! tant de bonté ne m’émeut pas?… Pourquoi?… Le démon de la jalousie, toujours! Parce qu’il est aimé… et que je ne le suis pas!… Il a pitié de moi, lui!… Et moi, je n’aurais pas pitié de sa jeunesse… je le laisserais sombrer dans le désespoir!… Est-ce possible?… Eh bien, non!… Je ne suis pas un homme, moi! Je suis et je veux rester le justicier. Je dois m’élever au-dessus des faiblesses humaines. Si je ne parle pas, je deviens indigne de la mission qui m’est dévolue… Je parlerai, il le faut… je dois me purifier par le sacrifice.

Sa résolution prise, le calme rentra dans son âme, ses traits prirent une expression de sérénité qui le transfigurait et docilement, il suivit son guide.

Ils entrèrent dans une guinguette et se mirent sous une tonnelle. Sous la tonnelle d’en face, les hommes de Concini vinrent s’attabler. Ils ne pouvaient pas entendre, mais ils voyaient leur homme. Cela leur suffisait, paraît-il.

Jehan jeta un écu sur la table et, à l’hôte accouru, il commanda:

– À boire et à manger, jusqu’à concurrence de l’écu que voici. Et se tournant vers Ravaillac, avec une grande douceur:

– Il me reste encore deux écus. Partageons en frères.

Ravaillac, à ce dernier mot, tressaillit encore une fois. Et il jeta sur le jeune homme qui lui glissait son écu dans la main un regard où il y avait tout à la fois: de l’affection fraternelle, de la reconnaissance et du désespoir.

Les premiers moments furent silencieux. Ils avaient faim tous les deux. Jehan n’avait pas menti: il avait oublié de déjeuner. Quant à Ravaillac, le pauvre hère jeûnait plus souvent qu’à son tour. Quand leur appétit fut apaisé, ce fut Ravaillac qui reprit l’entretien.

– Pour que vous ayez songé au suicide, il faut que vous soyez malheureux au-delà du possible. Un homme de votre trempe ne se laisse aller à de telles idées que lorsque la mesure est comble à déverser.

Jehan se trouvait à une de ces minutes où le cœur a besoin de s’épancher. Il faut le laisser parler si on ne veut le faire éclater. Il se raidit cependant. Pourquoi? Parce qu’il était un peu de cette espèce de concentrés qui gardent jalousement leurs peines pour eux.

Ce fut plus fort que lui: il parla. Il eut beau se raisonner, se morigéner, rien n’y fit. Une force mystérieuse, irrésistible le contraignit à se confier à ce malheureux qu’il ne connaissait, somme toute, que pour lui avoir fait la charité. Pourtant, comme il avait deviné la secrète passion de Ravaillac, en qui il ne pouvait voir un rival, il eut cette délicatesse de passer sous silence tout ce qui pouvait être de nature à le froisser ou le chagriner.

Mais, sans le nommer, il dit l’attentat de Concini et qu’il était arrivé à temps pour sauver la jeune fille. Et qu’il l’avait conduite en une maison où il la croyait bien en sûreté. Et qu’elle avait disparu mystérieusement. Et ses inlassables recherches et leur peu de succès.

Ravaillac l’écouta gravement, hochant la tête ici, approuvant là. Sa résolution de renseigner le jeune homme se confirmait dans son esprit. Pourtant il ne parla pas encore. On eût dit qu’il tenait à s’assurer que Jehan était réellement à bout de force et de courage, et que son sacrifice lui sauverait bien la vie. Peut-être, plus simplement, sans s’en rendre compte, reculait-il le moment fatal, ne se sentant pas encore assez de courage pour braver la douleur.

Quoi qu’il en soit, il dit en baissant la voix:

– Elle a vu que le… roi rôdait autour de sa demeure. Elle s’est mise hors d’atteinte. Elle a bien fait. C’est une brave et honnête fille.

Jehan tressaillit. Ce n’était pas une hypothèse qu’émettait là Ravaillac. Il affirmait, comme s’il avait été sûr de son fait.

– Vous vous trompez, dit-il en le regardant fixement. Elle n’avait rien à craindre du roi. Absolument rien, vous entendez.

Ravaillac le regarda d’un air effaré. Il était devenu livide, il tremblait. Une inquiétude mortelle se lisait dans ses yeux. Il bégaya:

– Vous êtes sûr?

– Très sûr! Le roi n’est pour rien là-dedans, vous dis-je. Elle a des ennemis, elle est tombée dans quelque piège infâme, adroitement tendu.

Ravaillac savait bien qu’il pouvait s’en rapporter à lui. Il le crut et dans son esprit chaviré, il sanglota:

«Mais alors, elle est en danger?… Et depuis un mois que je le sais, je ne dis rien. Et s’il lui arrive malheur?… Si elle est morte?… C’est moi qui l’aurai tuée!… Moi!… Est-ce possible?… Malédiction sur moi!»

Et brusquement, sans plus hésiter:

– Écoutez, dit-il d’une voix blanche, je n’ai rien dit jusqu’ici parce que je croyais sincèrement qu’elle était partie pour échapper à l’autre. Je me suis trompé, je le vois. Je vais tout vous dire… Fasse le ciel qu’il ne soit pas trop tard!…