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XL

Pendant qu’il ferraillait, Jehan avait entendu comme un bruit de verrous tirés avec précaution. Il avait compris. Il n’avait pas été étonné. Sa première pensée avait été:

– Pardieu! je savais bien que je ne pouvais pas mourir avant!…

Et il s’était tenu prêt, glissant la main derrière son dos, tâtant la porte qui tremblait. Et pendant ce temps, il appelait à lui tout ce qui lui restait de forces et concentrait tout son effort à écarter les lames les plus menaçantes.

Brusquement, il avait senti que la porte s’ouvrait toute grande derrière lui. Sans se retourner, sans regarder, il avait fait un bond en arrière. Au même instant, quelqu’un poussait la porte, mettait les verrous, donnait un double tour de clé et – suprême précaution ou geste machinal d’affolement – faisait disparaître la clé.

Ceci s’était passé en moins d’une seconde.

La nuit commençait à tomber. Jehan vit une fine silhouette de jeune femme, vêtue comme une ouvrière. Il n’eut le temps ni de la regarder ni de la remercier. Elle murmura: «Silence!» et demeura penchée sur la porte, écoutant attentivement, lui tournant le dos.

– Ils s’en vont, dit la jeune femme en se redressant. Venez. Et elle se retourne vers lui.

C’est une adorable jeune fille, de taille un peu au-dessus de la moyenne, mince, frêle, délicate. Un teint d’une éblouissante blancheur, une merveilleuse couronne de cheveux châtain clair. Des attaches et des extrémités aristocratiques. Une inconsciente dignité dans les attitudes. Un visage sérieux, comme voilé de mélancolie. C’est une petite ouvrière parisienne.

Jehan le Brave s’incline avec grâce devant elle:

– Madame, commence-t-il.

Et il s’interrompit pour s’exclamer:

– Eh mais!… C’est toi, Perrette!… Ma petite sœur jolie!… Perrette, la sœur de Gringaille, la bien-aimée de Carcagne – car c’est bien elle – Perrette sourit gracieusement. Et son sourire est plein d’un charme ingénu. Mais, à ce mot de sœur, une crispation passe sur son joli visage. Ombre très fugitive d’ailleurs. Le frais sourire reparaît aussitôt sur ses lèvres vermeilles.

Jehan l’avait saisie, soulevée, et il appliquait sur ses joues veloutées deux baisers tendrement fraternels. Elle avait pâli d’une manière imperceptible. Et elle dit ce seul mot:

– Venez.

– Plus étourdi par l’imprévu de cette rencontre que par la lutte épique qu’il venait de soutenir, Jehan la suivit machinalement jusqu’à la maison qui se dressait au centre du jardin.

Le rêve, très ancien déjà, de Perrette, avait été de devenir la femme de Jehan. C’est dans cette idée qu’elle avait su se garder pure dans un milieu où la pureté était inconnue. Pour cela et aussi, il faut bien le dire, par une inconsciente fierté native. Depuis quelque temps cependant, elle avait bravement renoncé à son rêve.

Fine, intelligente, d’un caractère exceptionnellement sérieux, le cœur très haut placé, une pointe d’orgueil, toutes ces qualités réunies remplaçaient chez elle l’instruction et l’éducation absentes, ou à peu près.

Elle avait senti que Jehan était d’une autre race qu’elle et les siens.

Certainement, un jour ou l’autre, on connaîtrait sa naissance, et cette naissance ne pouvait manquer d’être illustre. Alors, elle s’était dit: «Il ne peut pas être à moi. Il ne le sera jamais. Le mieux est de ne plus y penser.»

Comme elle était très jolie et qu’elle le savait, nous n’oserions pas affirmer que, tout en renonçant, elle ne gardait pas un peu d’espérance. Mais elle avait mis son orgueil à cacher soigneusement ses sentiments secrets. Grâce à une volonté de fer, elle pouvait croire qu’elle avait réussi, sinon à les étouffer, du moins à les dissimuler.

Les choses avaient été ainsi jusqu’au jour où elle s’était aperçue que le cœur de Jehan était pris… pour une autre qu’elle. Bien que prévu et attendu, le coup n’en avait pas moins été rude. Mais, à force de volonté, elle avait fini par se dompter. Et comme, sous son apparence tranquille et sérieuse, elle cachait une sensibilité extrême, s’exaltant à plaisir les bienfaits – réels – de Jehan, elle s’était imposé de n’avoir pour lui que des sentiments de reconnaissance et d’amitié fraternelle.

Cependant, si remarquable que fût l’empire qu’elle avait sur elle-même, on comprend qu’un tel renoncement ne pouvait pas aller sans quelques déchirements. De là les émotions passagères qu’il nous faut noter lorsqu’elles se produisent.

Perrette fit entrer Jehan dans la pièce qui lui servait d’atelier. Il y avait là tout l’attirail de la repasseuse de fin, avec sa grande table encombrée de lingerie amidonnée, et les flots de dentelles et de dessous luxueux, bien empesés, étendus sur des cordes.

Avant d’entrer, Perrette, en ménagère avisée et en femme de tête, avait appelé une de ses ouvrières, forte gaillarde d’une cinquantaine d’années, moitié lavandière, moitié servante, qui répondait au nom de Martine. Discrètement, Perrette lui avait donné des instructions.

Jehan, tout étourdi encore, n’y fit pas attention, et d’une voix qu’il s’efforçait de rendre joyeuse, mais qui était émue malgré lui, il s’écria:

– Comment es-tu arrivée si fort à propos pour me sauver?… Car je te dois la vie… Perrette. Sans toi, c’en serait fait de Jehan le Brave.

– Bon, fit-elle avec cet air sérieux qui lui était particulier, quand vous sauvez la vie aux autres, vous ne le criez pas si haut, monsieur… Faut-il faire tant de bruit pour une porte ouverte à propos?

Jehan se mit à rire pour cacher son embarras.

– Enfin, reprit-il, comment t’es-tu trouvée là? Que fais-tu ici?

– Mais, monsieur, je suis chez moi, ici!

– Ah bah!… Tu as donc quitté Paris pour la campagne?

– Vous le voyez bien.

– Tu as donc fait fortune?

– Non, mais mon frère m’a donné une grosse somme avec laquelle je me suis établie. Mes affaires vont très bien… Si cela continue, je deviendrai trop riche.

– Ce n’est pas ce qui te fera perdre ton petit air sérieux et tranquille, observa Jehan en riant de bon cœur.

– Faut-il que je me mette à danser comme une folle parce que j’ai eu la chance de trouver quelques bonnes clientes?

– La chance!… la chance!… dis plutôt: ta gentillesse, ton travail acharné, ton…

– Vous feriez bien mieux, interrompit Perrette, de ne pas vous agiter ainsi. Ne pourriez-vous vous asseoir tranquillement… Il me semble que vous devez en avoir besoin…

– Eh mais! interrompit à son tour Jehan, que fabriques-tu là?

– Vous le voyez: des compresses, de la charpie.

– Pourquoi faire? bon Dieu!

– Pour vous soigner, monsieur.

– Mais je n’ai rien! protesta énergiquement Jehan.

– Qu’en savez-vous? Qui vous dit que vous n’êtes pas blessé plus sérieusement que vous ne pensez?

– Je le sens bien, cornes de veau!

– C’est ce que nous verrons! fit Perrette, avec une douce obstination.

– Et celle-ci, que fait-elle? fit Jehan, en désignant Martine, qui s’activait de son côté.

– Elle dresse un lit pour vous reposer. Elle prépare un repas pour vous restaurer. Si toutefois vos blessures vous permettent de manger.