– Tu penses donc que je vais me goberger ici? fit Jehan avec une indignation comique.
Elle le regarda de son air sérieux, et sans émotion apparente:
– Durant des semaines et des semaines, vous nous avez soignées, ma mère et moi, sans une seconde de défaillance. Si je suis vivante, c’est à vous que je le dois… Et je ne vous suis rien, quoique vous m’appeliez votre petite sœur. Durant des années nous nous sommes gobergées à vos dépens… Quand j’aurai passé quelques heures à vous soigner à mon tour… quand vous vous serez reposé quelques jours ici, pensez-vous que, pour si peu, je me jugerai quitte envers vous, monsieur?
– Mais je ne veux pas!…
– Prenez garde!… dit-elle vivement sur un ton de dignité extraordinaire, on pourrait croire que vous méprisez des petites gens comme nous.
– Tu ne le crois pas! protesta Jehan.
– Alors, venez, que je visite vos blessures.
– Jehan la considéra une seconde avec attendrissement et très doucement:
– Merci de tout mon cœur, ma petite Perrette, mais, vois-tu, je n’ai pas le temps de m’occuper de ces bagatelles… À présent que me voici reposé, il faut que je parte.
Les doigts de Perrette se crispèrent sur les linges qu’elle tenait. Avec un petit soupir, elle posa ces linges sur le coin de la table et, avec cette moue de la bonne ménagère qui déplore d’irréparables dégâts:
– Vous en aller tel que vous voilà?… Vous n’y pensez pas. Mais regardez-vous donc, monsieur… Voyez votre pourpoint tailladé… Vos hauts-de-chausses en charpie… À quoi ressemblez-vous?… Sans compter que vous êtes couvert de sang.
Jehan jeta un coup d’œil piteux sur ses vêtements en loques. Étant donné l’état de ses finances, il était plus sensible à la perte du seul habit qu’il possédait qu’à ces piqûres qui le démangeaient plus qu’il ne consentait à l’avouer.
Perrette surprit ce coup d’œil et en devina la signification.
– Demain, dit-elle d’une voix insinuante, je vous procurerai un habit convenable pour remplacer celui-ci. Vous ne pouvez pas rester ainsi.
Jehan haussa les épaules avec insouciance et, d’une voix ferme:
– Il faut que je parte… je n’ai que trop perdu de temps déjà. À bientôt, Perrette… je reviendrai te remercier comme il convient.
Il lui avait pris la main. Elle pâlit encore légèrement et, le retenant doucement, d’une voix étrangement calme:
– Où voulez-vous courir à cette heure?… Voyez: voici la nuit. Dans un instant, il faudra allumer la lampe.
– C’est vrai! cria furieusement Jehan. Malédiction! Il est trop tard maintenant pour ce que je voulais faire! Ah! misérable Concini, tu paieras cher…
Et il se mit à marcher avec agitation, bousculant ce qui se trouvait sur son passage, tapant du pied, donnant des coups de poing sur la table et mâchonnant des imprécations et des menaces à l’adresse d’ennemis invisibles.
Perrette le considérait à la dérobée. Elle avait repris ses bandes comme si elle avait décrété que le moment était venu de les utiliser. Avec ce calme merveilleux qui paraissait lui être particulier, un peu plus pâle, elle vint se placer devant Jehan comme pour l’obliger à rester immobile et ses grands yeux clairs rivés sur les siens:
– Ne serait-ce pas, des fois, à l’abbaye de Montmartre que vous vouliez aller? fit-elle paisiblement.
Jehan sursauta.
– Pourquoi me demandes-tu cela? fit-il en se tenant sur la réserve.
– Parce que, fit-elle d’un air indifférent, mais avec un imperceptible tremblement dans la voix, parce que si vous aviez besoin de renseignements… je pourrais peut-être vous les donner sans que vous ayez besoin de monter là-haut, ce qui peut être dangereux… pour ce que vous voulez faire.
Tout d’abord, Jehan ne prêta qu’une médiocre attention à ces paroles. Ce qui l’avait surtout frappé, c’est qu’elle se prétendait à même de lui donner des renseignements.
– Tu connais donc l’abbaye? fit-il vivement.
– Sans doute… Mesdames de Montmartre sont de mes meilleures clientes. C’est un peu pour elles que je suis venue me loger ici.
– Mais alors… Tu peux pénétrer au couvent?
– Nécessairement… J’y vais toutes les semaines.
– Quand dois-tu y aller?
– Mercredi prochain.
– Dans cinq jours!… C’est long!…
Et brusquement, ses paroles lui revenant à la mémoire:
– Qu’as-tu voulu dire?… Que penses-tu donc que je veuille faire au couvent?
Elle eut un imperceptible haussement d’épaules et, sans hésiter, de son air sérieux:
– Il y a une prisonnière au couvent depuis un mois. Si vous cherchez à la délivrer, comme je le crois, je dis qu’il est dangereux qu’on vous voie rôder par là.
Jehan bondit. Il lui saisit les deux mains, les serra nerveusement, et, livide, oppressé par l’angoisse:
– Tu dis?… répète… Cette prisonnière… tu l’as vue?…
– Je l’ai vue… Soyez rassuré: il ne lui est pas arrivé d’autre mal que celui d’être retenue malgré elle. Elle n’est pas malheureuse, on la traite avec douceur. Je le sais parce qu’elle-même me l’a dit.
– Tu lui as parlé?… Que t’a-t-elle dit?
– Elle m’a parlé de vous…
Brusquement, elle se sentit saisie, enlevée, pressée à en perdre la respiration, couverte de baisers fous, déposée doucement à terre, et elle entendit, comme dans un rêve, Jehan qui, à moitié fou de joie, criait:
– Perrette!… ma petite sœur!… Ah! que je suis donc heureux!… jamais, je ne fus si heureux!… Elle vit… elle n’est pas malheureuse… et elle parle de moi!… Mais qu’est-ce que je pourrai donc faire pour toi?… Tu me sauves, tu nous sauves, sais-tu?… Quelle chance que Concini ait eu l’idée de venir m’attaquer ici, précisément!… Quelle chance que ces sacripants aient failli me tuer!… Sans cela, tu ne serais pas intervenue, tu ne m’aurais pas sauvé… et tu ne me dirais pas ce que tu viens de me dire!… Quelle chance!…
Et lui qui avait supporté sans broncher l’assaut de vingt assassins, lui qui avait dédaigné les soins qu’on voulait lui donner, lui qui avait enduré sans sourciller la douleur que lui causaient les estafilades dont il était couturé, il s’affaissa brusquement, laissa tomber sa tête entre ses mains et se mit à sangloter comme un enfant.
Très pâle, Perrette le considéra longuement, sans mot dire. Elle ne versa pas une larme. Le sacrifice était fait depuis quelques mois déjà. Son rêve, son pauvre rêve d’amour, s’était déjà écroulé, brisé, réduit en miettes. N’importe! de le voir sangloter ainsi – et pour une autre – cela lui poignait le cœur et elle songeait douloureusement:
– Comme il l'aime!
Elle ne pleura pas, parce que c’était une vaillante. Elle alla jusqu’à se reprocher son émotion, pourtant bien naturelle. Ne savait-elle pas qu’il n’était pas pour elle? Alors?… N’était-ce pas, à tout prendre, une douceur et une consolation de se dire qu’elle restait et resterait toujours la sœur tendrement aimée… celle à qui ils devraient leur bonheur, peut-être.
Elle se ressaisit. Elle reprit son petit air sérieux et ses bandes – elle y tenait. Elle s’approcha de lui et, doucement: