Notez bien ceci: ils auraient pu reprendre leur ancien métier. Dieu merci, ils savaient comment détrousser un passant à la douce, même en plein jour. Ils n’y pensèrent même pas. Ils avaient donné leur parole. C’était sacré cela. Carcagne n’arrivait pas à se pardonner le moment d’oubli qu’il avait eu chez Brigitte.
Ils auraient pu aller chez Perrette qui eût partagé de grand cœur avec eux. Mais plutôt que d’en venir là, Gringaille se fût sans hésiter, passé son épée au travers du corps.
Enfin, ils auraient pu s’adresser à Jehan qui, d’une manière ou d’une autre, les aurait tirés d’embarras – au moins momentanément. Mais se montrer au chef accoutrés comme ils étaient?… Plutôt la mort!
Sans trop savoir où ils allaient, ils étaient sortis de la ville. Ils allaient désespérés, silencieux, harassés. Ils grimpaient péniblement le chemin qui aboutissait en haut de Montmartre. Non pas le chemin de droite, qui passait devant l’entrée de l’abbaye, mais celui de gauche, celui qui aboutissait à la fontaine du But, en passant devant la basse-cour des religieuses.
Pourquoi par là et non ailleurs? Est-ce qu’ils savaient? Simple hasard, voilà tout.
Ils arrivèrent sur la petite place que nous avons signalée et ils aperçurent le monument délabré. Ils s’arrêtèrent, hésitants et se regardèrent, inquiets, effarés.
Ce monument, c’était le gibet des dames. Nous savons quelle insurmontable horreur ils éprouvaient pour tous les monuments de ce genre.
Le gibet ne servait plus depuis longtemps. C’était un massif de maçonnerie de forme rectangulaire, en assez mauvais état, comme nous avons dit. Une porte basse s’ouvrait face au chemin par lequel ils arrivaient. Sur le côté gauche, c’est-à-dire du côté ouest, du côté de la haie, derrière laquelle était parquée la volaille des religieuses, il y avait un escalier très étroit, sans rampe, raide, qui aboutissait à la plate-forme. Sur cette plate-forme, des piliers, à moitié pourris, en forme de triangle.
C’était à ces piliers qu’on accrochait haut et court les criminels ressortissant à la justice de Mme l’abbesse, laquelle avait droit de haute, basse et moyenne justice. Mais depuis de longues années, l’abbesse n’usait plus de ce droit seigneurial.
Donc Carcagne, Escargasse et Gringaille, voyant le sinistre monument qui se dressait devant eux, s’arrêtèrent médusés.
À ce moment, une poule sortit de la haie et se dirigea en gloussant vers le gibet, où elle disparut comme par enchantement.
– Vé! s’écria Escargasse émerveillé, une poulette!
– Une autre!…
– Ça se mange, ça!…
Pas un mot de plus. Ils s’étaient compris. Évanouie, la terreur du gibet. D’un bond, ils furent tous les trois sur la porte. Fermée!… Ils la secouèrent: solide, encore, la mâtine!… Cornes de Dieu! par où passer? Ah! l’escalier!… Deux bonds… les voilà sur la plateforme.
Victoire!… En partie défoncée, la plate-forme. Une excavation… là… on peut passer… Ils passent… Ils sont en bas, sous les fourches patibulaires… Mais ils n’y pensent plus, je vous en réponds.
Trois cris… trois hurlements de triomphe. Des gloussements effarouchés, des bruits d’ailes, une débandade, une poursuite. Nouveaux hurlements de joie, la fuite éperdue de volailles hors du gibet… Mais, résultat appréciable, trois poules déjà étranglées.
Nouveaux cris d’admiration, ébahissement, attendrissement, bénédictions, actions de grâces… Qu’est-ce donc?
Ceci simplement: il y a là une quinzaine de nids disséminés de tous les côtés et chacun de ces nids contient une vingtaine d’œufs. C’est-à-dire de quoi vivre pendant une quinzaine.
Le premier mouvement des trois pauvres hères, qui mouraient de faim, fut de sauter sur ces providentielles provisions. En un clin d’œil, ils absorbèrent une bonne douzaine d’œufs chacun.
– Pas moins, ça soulage! dit Escargasse.
– Et c’est frais, fit remarquer Carcagne.
– Nous en avions besoin… il était temps, cornedieu! fit Gringaille. Et ils éclatèrent de rire… Dame, maintenant qu’ils étaient assurés de ne pas mourir de faim, au moins pendant quelque temps, ils retrouvaient leur gaieté et leur insouciance… Ils devenaient même difficiles, car Gringaille ajouta, d’un air rêveur:
– Voire!… Nous ne pouvons pourtant pas nous nourrir exclusivement d’œufs crus!…
– C’est vrai!
– Comment faire?
– Et ces trois volailles dodues? on ne peut pas les gober comme des œufs, elles!
La question était grave. Elle méritait réflexion. Ils réfléchirent.
– J’ai trouvé! s’écria Gringaille, en s’administrant un coup de poing sur le crâne. Voici: il n’y a qu’à aller à l’ancien logis de messire Jehan, y prendre tous les ustensiles de cuisine qu’il possède et les apporter ici… Je ne vois pas pourquoi nous ne nous installerions pas ici.
– D’autant qu’on y est très bien… Il y a de l’air… et maintenant que les chaleurs arrivent, c’est à considérer.
– Et nous sommes sûrs que personne ne viendra nous déranger ici.
– Très juste. J’ajoute: et pas de loyer à payer, pas de propriétaire grincheux, pas de voisins gênants. Alors c’est dit… qui va chercher les casseroles?
– Moi, si vous voulez, dit Carcagne.
Carcagne était toujours complaisant. Mais il n’était pas très malin. Il ajouta aussitôt:
– Au fait, des casseroles, c’est très bien, mais… nous n’avons pas de beurre… pas même un morceau de lard… pas de pain.
Escargasse et Gringaille se mirent à rire.
– Voilà du beurre, dit gravement Gringaille en désignant un tas d’œufs.
– Et voilà du pain, fit non moins gravement Escargasse, en désignant un autre tas d’œufs.
– Et voici le vin! reprit Gringaille en saisissant une poule par les pattes et en l’agitant sous le nez de Carcagne qui ouvrait des yeux tout ronds.
– Je… ne comprends pas… finit-il par avouer.
– Ce n’est pas nécessaire… File!… Quand tu reviendras nous aurons les éléments d’un bon repas.
Carcagne ne comprenait pas. Mais il avait confiance en celui qu’il considérait comme son futur beau-frère. Il obéit et fila, comme on le lui ordonnait élégamment.
Lorsque Carcagne fut parti, Escargasse et Gringaille prirent chacun une certaine quantité d’œufs et une des trois poules qu’ils avaient si prestement happées et étranglées. À leur tour, ils sortirent.
Une demi-heure plus tard, ils étaient de retour. Ils n’avaient plus ni les œufs, ni la poule. Mais ils rapportaient premièrement: une motte de beurre; deuxièmement: un beau morceau de lard; troisièmement: une petite cruche contenant cinq pintes de vin; quatrièmement: une demi-douzaine de chapelets de pain frais. On voit qu’ils avaient réussi à échanger avantageusement leur marchandise.
En attendant Carcagne, qui avait un bon bout de chemin à faire, ils se mirent à inspecter leur domaine.
Ce local devait servir à la fois d’atelier et de débarras. Il contenait une foule d’objets hétéroclites et divers outils. Il y avait des poutres, des planches, du bois, de la paille, des copeaux, une boîte de clous, une grande scie, une barre de fer. Et quantité d’autres objets disparates. Tout cela couvert de poussière, rongé par la rouille. Il était évident que, depuis des années, peut-être, nul n’avait pénétré là-dedans.