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Les trois causeurs le virent soudain au milieu d’eux, hérissé, les yeux flamboyants. Et la stupeur que leur causa cette brusque apparition les laissa sans voix. Jehan souriait et cependant il était terrible et glacial; il dit simplement:

– J’ai besoin de ce cheval… je le prends!

En même temps, d’un geste sec, il arrachait la bride aux mains de Roquetaille effaré et, d’une bourrade, l’envoyait rouler à quelques pas.

– Holà! chien! larron! truand! hurla Roquetaille.

– Le truand d’enfer! Vivant! Tripes du diable! rugirent Eynaus et Longval ensemble.

Ensemble aussi, ils se ruèrent.

Tout en rassemblant les rênes, Jehan ne les perdait pas de vue. Il ne leur laissa pas le temps de dégainer. De sa voix mordante, il railla:

– Je n’ai pas le temps de vous arranger comme vous le méritez. Prenez toujours cet acompte.

Et sans se retourner, il allongea un coup de pied au corps à toute volée. Puis il projeta le poing en avant avec une force irrésistible. Les deux gestes furent si rapides qu’ils n’en firent pour ainsi dire qu’un.

Atteint par le coup de pied en pleine poitrine, Eynaus alla s’étaler sur le sol en crachant le sang. Longval tomba à la renverse, la mâchoire à moitié démise par le formidable coup de poing.

Roquetaille, pendant ce temps, se relevait en lâchant une série de jurons et une bordée d’injures. Ceci s’était accompli avec une rapidité qui tenait du prodige. Déjà Jehan était en selle, et sans s’occuper de Roquetaille, qui aboyait de loin mais n’osait approcher, il se dirigeait vers la porte.

À ce moment, le duc d’Épernon, Acquaviva, Léonora Galigaï et le jeune Candale parurent sur le perron d’honneur. Jehan, qui avait l’œil partout à la fois, les vit aussitôt et il eut un sourire aigu.

– Arrête!… Ferme la porte! cria le duc d’une voix tonnante.

– Arrête!… Au truand!… Ferme la porte! répéta Roquetaille à tue-tête.

Et sans savoir pourquoi ni de quoi il retournait, de tous côtés des voix vociférèrent:

– Arrête! arrête!… Ferme la porte!

– Trop tard! tonna Jehan avec un intraduisible geste de gamin.

Et enlevant sa monture d’une poigne de fer et en lui labourant les flancs de l’éperon, il s’engouffra sous la haute voûte et passa comme un ouragan.

Sur le perron, Candale, foudroyé du regard par son père, s’arrachait les cheveux de désespoir, et répétait:

– Trop tard!…

– Fameuse idée que vous avez eue, monsieur, d’introduire ce truand dans votre appartement! récrimina d’Épernon, blême de fureur.

– Mais, monsieur, vous m’avez dit…

– Assez, interrompit rudement le duc, vous êtes un niais! Rentrez chez vous, monsieur! Vous attendrez ma permission pour en sortir!

Candale ne souffla mot. Il salua militairement, fit demi-tour et s’éloigna à grandes enjambées furieuses.

Acquaviva avait assisté à cette scène, d’ailleurs très rapide, sans mot dire, avec une imperceptible moue de dédain.

Léonora dardait tour à tour, sur le moine et sur le duc, des yeux étincelants. Elle était un peu pâle, mais sa voix ne trahissait nulle émotion en disant:

– Venez, mon révérend… Il y a autre chose à faire que de perdre son temps en récriminations… oiseuses.

Acquaviva, qui n’avait rien perdu de ce calme extraordinaire dont il ne se départait jamais, s’inclina profondément devant elle et à voix basse:

– Ne vous inquiétez pas de moi… Allez, ma fille, allez sans perdre une minute, dit-il de sa voix la plus caressante.

Léonora n’insista pas. D’une légère inclination de tête, elle salua à la fois le duc et le moine et, toujours énergique et résolue, d’un pas ferme, elle rejoignit son carrosse. Sans s’occuper davantage de ses gentilshommes, elle commanda:

– À l’hôtel! Ventre à terre!

Pendant ce temps, Acquaviva se tournait vers le duc, s’inclinait longuement devant lui, avec une humilité obséquieuse, comme il seyait à un pauvre moine devant un puissant seigneur. Mais en s’inclinant, du bout des lèvres, avec une certaine rudesse qui contrastait étrangement avec son habituelle douceur:

– Êtes-vous fou, duc?… Faut-il que ce soit une femme qui vous donne l’exemple de la décision et du sang-froid?… À cheval, et rattrapez coûte que coûte ce jeune homme. Ou, par le sang du Christ, c’en est fait de nous tous!

– Vous avez raison, sandious! mâchonna d’Épernon en s’assénant un coup de poing sur la tête.

Et il s’élança en criant:

– À cheval, messieurs, à cheval!… C’est le truand Jehan le Brave qui sort d’ici!… Il faut le prendre mort ou vif!…

Et, de tous les côtés, officiers et soldats et gentilshommes du duc, qui tous connaissaient l’aventure du gibet, se précipitèrent en désordre, en répétant:

– Jehan le Brave!… C’est Jehan le Brave!…

Mais d’Épernon avait déjà perdu cinq bonnes minutes.

Acquaviva, demeuré sur le perron, considérait de son œil doux le va-et-vient tumultueux et désordonné. Et sa lippe méprisante s’accentuait encore, et à part lui, il songeait:

– Pourquoi faut-il avoir besoin de tels auxiliaires?… Je m’étonne que ce duc orgueilleux et rapace ait eu la bonne inspiration de crier le nom de Jehan le Brave. Ainsi du moins, la poursuite de l’homme qui, par la stupidité d’Épernon, a surpris mes desseins, se colore d’un prétexte plausible.

Bientôt, la cavalcade s’ébranlait. D’Épernon, à la tête d’une cinquantaine d’officiers et gentilshommes, quittait l’hôtel à toute bride.

Mais il avait encore perdu cinq autres minutes.!

Quand le dernier homme de l’escorte du duc eut franchi la voûte, Acquaviva rabattit le capuchon jusque sur les yeux, croisa les mains dans les larges manches du froc et, cassé en deux, à pas menus, il s’engagea dans la rue Breneuse, avec l’intention de descendre jusqu’au mur d’enceinte, évitant ainsi les voies trop fréquentées.

Dès ses premiers pas hors de l’hôtel, il avait croisé le moine Parfait Goulard qui passa sans s’arrêter, sans dire un mot, sans faire un geste. Et alors, il se produisit ceci:

Acquaviva arrivait à la rue Coq-Héron; à ce moment, des moines, taillés en hercules, surgirent de tous côtés. Il en vint par la rue de la Plâtrière, derrière Acquaviva, par les rues Marie-l’Égyptienne et Coq-Héron (à sa droite et à sa gauche) et par les rues des Vieux-Augustins et Pagevin (à droite et à gauche devant lui). Si bien qu’il se trouva ainsi encadré, à distance respectueuse, par une douzaine de gaillards qui, sans en avoir l’air, lui firent escorte jusqu’au couvent des capucins, où il arriva sans encombre.

Quant à d’Épernon, son idée était que Jehan courait au Louvre les dénoncer. Il piqua donc droit devant lui, par la rue de Grenelle. Parvenu à l’angle des rues Saint-Honoré et du Coq, il se trouva quelqu’un pour lui dire que celui qu’il cherchait avait filé vers la Croix-du -Trahoir. Toujours, dans une chasse à l’homme, il se trouve ainsi, à point nommé, un anonyme qui a vu le gibier traqué et lance la meute sur sa piste.

D’Épernon, au lieu d’entrer dans la rue du Coq, s’élança dans la rue Saint-Honoré. Mais il avait encore perdu deux minutes.