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Et reprenant son chant, roulant et tanguant, il s’en fut jusqu’à la porte du couvent des capucins.

Pardaillan l’avait précédé, jugeant inutile de stationner pour écouter des propos beuglés de telle sorte qu’ils eussent pu être entendus d’un bout du faubourg à l’autre. Il avait dans l’idée que la prétendue aubade masquait quelque manœuvre louche, qu’il n’eût pas été fâché de pénétrer. Il alla donc se poster dans un enclos qui se trouvait à côté du couvent des capucines, en face de l’entrée de celui des capucins.

Parvenu à la porte du couvent, Parfait Goulard se cala solidement sur ses larges pieds, et il entonna une chanson à boire.!

La chanson terminée, il éclata de rire, comme quelqu’un qui vient de faire une bonne plaisanterie, et s’approchant davantage de la porte, il cria, en réponse à quelque imaginaire invitation:

– Non, je n’entrerai pas! On crève de soif dans votre maison, et aujourd’hui j’ai l’escarcelle bien garnie. Va t-en dire cela de ma part à ton sous-prieur du diable!

Et il s’en revint chercher son ami Ravaillac.

Pardaillan sortit de l’enclos fort déçu. Il se remit aux trousses du moine et, en marchant, il se disait:

«Évidemment, la chanson est un signal. Les quelques paroles qu’il a mugies doivent avoir une signification cachée. Mais quelle signification?… Morbleu! il faut pourtant que je sache!»

Parfait Goulard était revenu à l’auberge des Trois-Pigeons. Ravaillac paraissait à ce moment.

– Viens avec moi, frère Ravaillac, brailla le moine à pleine voix je veux t’offrir un fin déjeuner.

– Pourquoi ne pas déjeuner aux Trois-Pigeons? dit doucement Ravaillac.

– Jamais de la vie! se récria Parfait Goulard indigné, on y mange trop mal. Tout près d’ici, je connais une guinguette où nous serons à merveille sous la tonnelle. Sans compter que la cuisine y est délectable.

Et il entraîna son compagnon dans cette guinguette où, quinze jours avant, il était venu avec Jehan le Brave.

Pardaillan les suivait pied à pied et derrière eux, grâce à un bel écu donné à une servante, il pénétrait dans un petit cabinet, de la fenêtre entrebâillée duquel il pouvait voir et entendre les deux hommes qui s’installaient.

– Ici, frère Ravaillac, nous ferons un repas dont tu me donneras des nouvelles, mugit joyeusement Parfait Goulard qui venait de commander son menu.

– Pourquoi, observa doucement Ravaillac, pourquoi m’appelez-vous frère Ravaillac? Vous savez bien que le Révérend Père Marie-Madeleine, me reprochant, lui aussi, mes visions, m’a chassé de son couvent des Feuillants, où il avait bien voulu m’admettre en qualité de frère convers.

– C’est vrai!… Mais j’oublie toujours ce détail.

Le moine avait commandé un plantureux déjeuner. Il avait de l’argent – comme il disait – et il n’avait pas lésiné. Les vins étaient généreux et variés, les viandes, rôties ou en sauce, dominaient. Et cela amena une discussion, Ravaillac prétendant que ce jour-là étant un vendredi, il ne pouvait toucher aux viandes, sous peine de péché mortel. Parfait Goulard, à cette prétention, qu’il trouvait saugrenue, se fâcha tout rouge.

– Puisque je te donne une dispense! hurla-t-il. J’ai le droit de le faire, par les tripes du pape!… Et toi tu n’as pas le droit de me désobéir… Tu jeûneras et feras maigre un autre jour… si tu y tiens absolument.

Ravaillac se vit contraint de céder pour avoir la paix. D’ailleurs sa conscience était en repos: il croyait fermement que le moine avait le droit de faire ce qu’il faisait.

Tant que dura le repas, les deux convives n’échangèrent que des propos d’une banalité qui eût découragé tout autre que Pardaillan aux écoutes. Mais Pardaillan se disait, avec raison:

– Le moine démasquera ses batteries lorsqu’il verra ce malheureux suffisamment excité par les rasades qu’il ne lui ménage pas.

En effet, vers la fin du repas, Ravaillac était méconnaissable. Ses joues, ordinairement livides, se coloraient, ses yeux mornes s’animaient. Il riait et plaisantait avec abandon, et Pardaillan constatait qu’il ne manquait pas d’esprit.

Il n’avait cependant pas bu outre mesure. Mais, habitué à une sobriété excessive, le peu qu’il avait pris avait suffi pour lui monter à la tête. Et maintenant, ce n’était plus le même homme. Il semblait s’éveiller d’un long cauchemar, il aspirait à vivre et contemplait les fleurs et la verdure qui l’environnaient avec une sorte d’attendrissement étonné.

– Eh bien, fit brusquement Parfait Goulard avec bonhomie, tu vois comme un bon repas, arrosé de vieux vin, vous change les idées.

– C’est vrai, avoua franchement Ravaillac, il me semble que je ne suis plus le même.

– Dis-moi, tu t’es confessé au père d’Aubigny. Que t’a dit le jésuite?

À cette question plus qu’indiscrète, Ravaillac se rembrunit et non sans amertume:

– Il m’a dit que mes visions n’étaient que des imaginations. Il m’a dit qu’il ne fallait plus songer à tout cela. Il m’a conseillé de boire et bien manger et de retourner dans mon pays. Il m’a donné un sou, qu’il a emprunté.

– Il a raison, fit vivement Parfait Goulard. Ce père d’Aubigny est un honnête homme.

Et relevant son froc, il sortit une bourse qu’il vida sur la table. Elle contenait une vingtaine d’écus, somme considérable pour un pauvre moine. Il plaça dix écus devant Ravaillac ébahi et expliqua sans désemparer:

– Mais un sou pour aller d’ici à Angoulême, c’est vraiment un peu maigre. Prends ces dix écus, je te les donne de grand cœur.

– Pourquoi faire? demanda Ravaillac tout éberlué.

– Comment, pourquoi faire?… Mais pour t’en retourner dans ton pays, malheureux. D’Aubigny a raison, je te le répète. Il faut chasser toutes ces imaginations diaboliques de ton esprit, Ravaillac.

Et avec une émotion qui toucha profondément le sombre visionnaire, il ajouta:

– Retourne chez toi, Jean-François, crois-moi. Tu trouveras là la paix de ta conscience et le bonheur. Tu te marieras, tu auras des enfants, une famille, un foyer, tu seras enfin un homme comme tous les autres hommes.

Il y eut une longue discussion entre les deux hommes, Ravaillac s’obstinant à rester à Paris, sans dire toutefois pourquoi. Parfait Goulard se montra éloquent, et grâce peut-être à quelques nouveaux verres de vieux vin, il finit par triompher de sa résistance. Ravaillac accepta les dix écus et promit de partir le lendemain pour Angoulême. Le moine, ayant obtenu ce qu’il voulait, se leva incontinent, régla la dépense et entraîna son compagnon jusqu’à son auberge des Trois-Pigeons où il le quitta après l’avoir tendrement embrassé.

Il était à ce moment environ dix heures et demie. C’était le moment où Jehan le Brave quittait son logis de la rue de l’Arbre-Sec.

Pardaillan suivait toujours. Seulement, il était de plus en plus déçu et il songeait:

«Voici qui est étrange!… J’aurais juré que ce moine excitait ce malheureux détraqué au meurtre du roi… et voici que c’est tout le contraire… voici qu’il le renvoie dans son pays!… Me serais-je trompé à ce point?…»