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Revenus dans la salle commune, confortablement assis devant une table plantureusement garnie, ils attaquèrent, avec le même appétit robuste, les succulentes choses préparées à leur intention. Revenant à son cheval, Jehan s’écria naïvement:

– C’est peut-être le commencement de la fortune, monsieur! Et c’est encore à vous que je le dois, comme je dois tout ce qui m’arrive d’heureux depuis que j’ai l’honneur de vous connaître!

– Vous croyez? fit Pardaillan de son air railleur.

– Comment si je le crois!… Mais, monsieur, c’est à vous que M. de Vitry a donné cette belle bête.

– Je ne vous parle pas du cheval, dit Pardaillan avec une froideur voulue. Je vous demande si vous croyez réellement que ce soit là le commencement de la fortune, comme vous dites.

– Dame, monsieur, fit Jehan interloqué et quelque peu rembruni, le roi – toujours grâce à vous – a bien voulu me témoigner une certaine amitié. Et il me semble qu’après…

– Ce que vous avez fait pour lui, interrompit Pardaillan, il ne peut faire moins que de s’occuper de vous.

– Il me semble!

Pardaillan se renversa sur le dossier de sa chaise et contempla amoureusement le verre plein de vin mousseux qu’il tenait à la hauteur de son œil. Il le vida d’un trait, fit claquer la langue d’un air satisfait et, brusquement:

– Combien estimez-vous le cheval que vous a donné M. de Vitry?

– Mais… avec les harnais qui sont magnifiques, je pense que le juif le plus rapace m’en donnera bien cent cinquante à deux cents pistoles.

– Deux cents pistoles, oui, c’est une estimation juste, précisa Pardaillan.

Il prit un temps, et le fixant droit dans les yeux:

– Vous venez de risquer de vous rompre les os pour sauver le roi et vous vous dites naïvement que votre fortune est assurée… Deux mille livres que vous rapportera la vente de ce cheval et de ses harnais, voilà tout ce que vous vaudra cette prouesse. Dites-vous bien cela, jeune homme, et vous serez dans le vrai, et vous épargnerez des déceptions pénibles.

La joie de Jehan était tombée du coup:

– Diable! fit-il avec une pointe d’amertume, avouez, monsieur, que c’est peu encourageant.

– C’est ainsi, répliqua Pardaillan péremptoirement.

Il y eut un silence un peu froid. Jehan les yeux dans le vague, demeurait songeur. Pardaillan l’étudiait avec un peu de compassion. Mais il avait, au fond des prunelles, cette lueur malicieuse qui s’y trouvait chaque fois qu’il tentait quelqu’une de ces mystérieuses épreuves auxquelles il attachait une importance capitale et que lui seul savait.

– Eh bien! reprit-il au bout d’un instant, ceci, je pense – et qui est la pure vérité, notez-le bien – ceci refroidit quelque peu votre ardeur. Et je gage que si c’était à refaire, vous y regarderiez à deux fois avant de risquer votre peau pour sauver celle du roi?

Si maître de lui qu’il fût, Pardaillan avait laissé percer l’émotion qui l’étreignait. Jehan, plongé dans ses rêves, n’y prit pas garde, heureusement. Il redressa lentement la tête et s’arrachant à ses pensées, il dit simplement:

– Ma foi non, monsieur!… Ne croyez pas que j’ai tout à fait menti en assurant au roi qu’il était encore menacé. Il l’est réellement. Et je suis, moi, sur la trace de ceux qui, dans l’ombre, sournoisement, cherchent à le frapper. Et le cas échéant, je suis bien résolu à risquer encore ma peau pour sauver la sienne… Malgré ce que vous venez de me dire.

– Pourquoi?… Parce que c’est le roi?

– Non, monsieur. Tenez, je déteste bien Concini… Si je le tenais au bout de ma rapière, je le tuerais sans pitié, sans remords. Eh bien! si j’apprenais que Concini est menacé de la même manière que le roi, j’agirais pour lui comme j’ai agi pour le roi. Quitte à le tuer après en combat loyal.

– Diable! diable! murmura Pardaillan, dont les yeux pétillaient.

– Cependant, continua Jehan, je confesse qu’en ce qui concerne le roi, j’ai une raison particulière de me dévouer pour lui.

– Et cette raison?…

– Je lui ai dit à lui-même, monsieur: c’est qu’il est son père!

– Oh! diable!… c’est vrai… J’oubliais ce détail! s’écria Pardaillan avec cette froideur spéciale qu’il avait dans ses moments d’émotion. Et saisissant le verre qu’il avait devant lui, il le vida d’un trait. Après quoi, très calme, l’air presque indifférent:

– Racontez-moi, dit-il, comment vous avez appris que le roi était menacé?

Complaisamment, Jehan conta comment il avait été amené à l’hôtel d’Épernon par le jeune comte de Candale et comment il avait surpris la conversation significative du duc avec Léonora Galigaï, et ce moine à mine si majestueuse, qui s’appelait Claude Acquaviva.

Il n’omit aucun détail, et Pardaillan l’écouta très attentivement. Au fur et à mesure que son fils parlait, une foule de détails, qui demeuraient confus et obscurs pour le jeune homme, s’éclairaient d’une lueur éclatante pour lui.

– Et vous dites que le moine qui se trouvait avec Mme Concini s’appelle Claude Acquaviva? Vous êtes bien sûr que c’est ce nom-là qui a été prononcé?

– Tout à fait sûr, monsieur. Mais ce que je ne comprends pas, c’est que ce moine, que je ne connais pas, que je n’avais jamais vu, me veut la malemort.

Pardaillan était devenu soudain très grave. Il jeta autour de lui un coup d’œil perçant et se penchant sur la table, à voix très basse:

– Savez-vous qui est ce Claude Acquaviva?

– Ma foi non, monsieur.

– C’est le chef suprême de l’ordre des jésuites.

– Ah!… ceux qu’on accuse de vouloir la mort du roi? Ceux qui, chuchote-t-on, ont armé le bras de Jean Chastel [8], de Guignard, de Varade et de tant d’autres?

– Et qui, aujourd’hui, cherchent à armer le bras de Ravaillac!… Ceux-là mêmes.

– Ah! fit Jehan d’un air rêveur.

Et redressant la tête, il dit ingénument:

– Mais, monsieur, cela ne m’apprend pas pourquoi ce chef des jésuites me veut faire meurtrir, moi, pauvre gueux.

Pardaillan le considéra un moment en silence. Il ne pouvait pas, il ne voulait pas encore lui dire: «Parce que tu possèdes un trésor fabuleux que ces religieux veulent s’approprier.» Et cependant, il voyait la nécessité impérieuse de le mettre sur ses gardes. Il comprenait bien, lui, quel danger mortel était suspendu sur sa tête et que sa vie ne tenait qu’à un fil. Mais comment faire pénétrer cette persuasion dans l’esprit de son fils sans lui révéler la vérité? Il crut avoir trouvé et avec un haussement d’épaules:

– Ne comprenez-vous donc pas que ce moine cherche à se débarrasser de vous parce que vous connaissez ses projets?…

Il pensait bien en être quitte avec cette explication. Il comptait sur l’étourderie de la jeunesse pour la lui faire accepter sans discussion. Quelques semaines plus tôt, il l’eût peut-être acceptée en effet. Mais Pardaillan oubliait que depuis plus de six semaines, il se trouvait en contact journalier avec son fils et qu’il le formait, à son insu peut-être. À soixante ans, comme au temps de sa jeunesse, il en était encore à ne pas connaître sa valeur réelle. Il ignorait que dès leur première rencontre, il lui était apparu comme le modèle accompli sur lequel il avait instantanément résolu de se conformer. Et depuis, pas une de ses actions, pas une parole, pas un geste n’avaient échappé à cet esprit attentif qui en avait fait son profit.

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[8] Jean Chastel, auteur le 27 décembre 1594 d'un attentat contre le roi auquel il asséna un coup de couteau qui lui fendit la lèvre Il subit le terrible châtiment des parricides Guignard, de Varade autres auteurs de divers attentats contre Henri IV.