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– Mais vous ne le ferez pas.

– Pourquoi? gronda Jehan, hérissé. Qui pourrait m’en empêcher?

– Vous-même! répondit Acquaviva.

Et comme le fils de Pardaillan demeurait interdit, il expliqua:

– Vous ne frapperez pas cette femme… parce qu’elle est femme, c’est-à-dire faible et sans défense. Vous ne me frapperez pas, moi, parce que je suis un vieillard débile, déjà courbé sur la tombe. Un homme comme vous, monsieur, met son point d’honneur à défendre des êtres faibles comme nous. Il est tout à fait incapable de les maltraiter. À mon tour, monsieur, est-ce vrai? Vous ai-je bien jugé?

– Ouais! ragea Jehan, furieux de se voir si bien pénétré. Vous en parlez à votre aise, monsieur!… Ventre-veau! madame est riche et puissante!… Vous, chef suprême du plus redoutable des ordres religieux, vous disposez d’un pouvoir formidable. On dit que vous faites trembler le roi de France, et ce n’est pas peu dire!… Auprès de vous, que suis-je, moi, pauvre hère sans sou ni maille, sans nom et sans appui… autre que mon bras?

– Ce que vous dites est vrai, déclara Acquaviva. Vous n’avez que votre bras… Mais votre bras est fort!… Et moi, en ce moment, seul, sans armes, sans forces, je suis à votre merci et je ne pèserais pas lourd entre vos mains. Et vous le savez bien, et vous ne verrez que cela. C’est pourquoi vous ne me frapperez pas… Pas plus que vous ne frapperez la femme qui nous écoute sans trembler. Car, elle aussi, vous a jugé… Pas plus que vous n’avez frappé l’homme qui a essayé de nous protéger… parce que vous étiez sûr de le tuer!

– Eh bien, éclata Jehan, c’est vrai!

Et se redressant de toute sa hauteur, avec un geste de souveraine noblesse:

– Allez, je vous fais grâce à tous les deux.

Acquaviva demeura impassible. Il savait que les choses devaient tourner ainsi.

– J’accepte la grâce avec reconnaissance, dit-il simplement. Non pas que je tienne à la vie. À mon âge, jeune homme, on n’aspire qu’au suprême repos. Mais j’ai besoin de vivre encore quelques années, pour mener à bien les grandes choses que j’ai entreprises pour la plus grande gloire de Dieu!

Il se tourna vers la Galigaï qui, obéissant à son signe, avait assisté à cet entretien sans essayer d’intervenir, avec une aisance admirable:

– Allez, madame, et ne vous inquiétez pas de moi. Monsieur, j’en suis sûr, ne me refusera pas l’appui de son bras jusqu’à ma demeure.

Et à Jehan qui n’avait pu réprimer un geste de contrariété:

– J’abuse un peu de votre générosité, mais je ne vous retiendrai guère… Je demeure au bout de la rue.

Jehan s’inclina avec une froideur visible. Mais il ne chercha pas à se dérober. Acquaviva, dans l’ombre, eut un mince sourire de satisfaction. Il constatait que son œil d’aigle, habitué à fouiller les consciences, avait su rapidement juger à sa juste valeur ce jeune homme qui ne se connaissait pas lui-même.

Léonora avait répondu à ces paroles par un léger signe de tête. Avant de s’éloigner, elle dit à Jehan:

– Nous avons eu des torts graves vis-à-vis de vous, monsieur. Cependant, vous n’êtes pas sans avoir remarqué que, depuis quelques jours, mon époux n’a rien tenté contre vous.

– Je le reconnais, madame.

– J’espère qu’il en sera de même à l’avenir. Je dois bien cela à votre chevaleresque loyauté.

– Je le souhaite! dit Jehan glacial.

Et il ajouta:

– Pour vous!

Léonora lui adressa un sourire, rabattit le capuchon et, sous la garde de Saêtta, s’éloigna d’un pas ferme vers la rue Saint-Denis.

Acquaviva se fit accompagner non pas à la maison mystérieuse accroupie au pied du fort aux Dames, mais à cette autre maison qui faisait l’angle des rues de la Vieille-Monnaie et des Écrivains. On se souvient que les deux maisons communiquaient par des voies souterraines. En sorte que, tout en paraissant donner une marque de haute confiance, l’astucieux vieillard se gardait prudemment.

Il frappa à la porte d’une manière spéciale. Elle s’ouvrit aussitôt, sans bruit. Il n’entra pas tout de suite. Sur le seuil, il se retourna et dit:

– Je vous dois des excuses, monsieur, pour avoir cru que, sachant qui j’étais, vous me dénonceriez. Si je vous avais connu, je n’aurais pas eu cette crainte qui m’a fait me livrer sur vous à des tentatives que je regrette… parce qu’elles étaient inutiles. Aujourd’hui, je vous ai vu, je vous ai apprécié et, vous le voyez, je n’hésite pas à vous faire connaître le lieu où je m’abrite.

Jehan ne répondit pas. Il se disait avec humeur:

– Que la peste étouffe le moine bavard!… Où vais-je aller coucher, maintenant? Les portes sont fermées depuis longtemps, à cette heure. Aussi, c’est bien fait pour moi!… Que n’ai-je passé mon chemin!… Je serais débarrassé de la Galigaï et de ce moine doucereux qui ne m’inspire pas la moindre confiance. Diantre soit de moi!

Cependant Acquaviva retroussait son froc et fouillait dans une poche d’où il sortit un écu bizarrement découpé qu’il remit à Jehan en disant:

– Par ma faute, vous avez manqué l’heure de la fermeture des portes. Il est juste que je répare le mal que j’ai fait. Par quelle porte désirez-vous sortir de la ville?

Très étonné, Jehan répondit à tout hasard:

– Par la porte Montmartre.

– Vous n’aurez qu’à faire appeler le sergent de garde. Montrez-lui cet écu et prononcez le mot: «Ruilly». Il vous ouvrira aussitôt le guichet et vous pourrez aller vous reposer dans cette carrière où vous vous êtes réfugié la nuit dernière, après l’incendie auquel vous avez miraculeusement échappé.

Jehan n’était pas qu’étonné maintenant. Le pouvoir mystérieux dont disposait cet humble moine devenait singulièrement inquiétant. Mais Acquaviva n’eut pas la satisfaction de lire ses impressions, car il sut montrer un visage hermétique que le moine admira en connaisseur. Voyant que le jeune homme se taisait, il reprit doucement:

– Vous m’avez sauvé la vie. En soi, ce n’est rien. C’est énorme, pourtant, en ce sens que, grâce à vous, je pourrai peut-être accomplir jusqu’au bout la tâche que je me suis imposée. Je dois donc faire quelle chose pour vous.

– Je n’accepterai rien de vous! déclara Jehan avec hauteur. D’ailleurs, vous ne me devez rien.

– Je sais, répliqua Acquaviva imperturbable. Vous avez agi pour la satisfaction de votre conscience. Souffrez que j’agisse de même. Voici donc ce que je peux faire pour vous: à dater de cet instant, je ne chercherai plus à attenter à votre existence.

– Diantre! persifla Jehan, c’est beaucoup en effet, et je rends grâce à votre magnanimité.

Sans relever la réflexion, Acquaviva reprit avec une certaine rudesse, bien rare chez lui:

– Cependant, retenez bien ceci, jeune homme: vous me gênez dans certains de mes projets. Je veux bien m’interdire de vous chercher, mais c’est tout. Gardez-vous de tomber jamais entre mes mains.

– Si ce malheur m’arrivait, qu’adviendrait-il de moi?

– Vous seriez un homme mort! dit froidement Acquaviva qui disparut sans ajouter une parole.

LXIV

Il nous faut revenir à Pardaillan, qui était parti à la recherche de frère Parfait Goulard. Pardaillan savait que le moine était un des principaux agents d’Acquaviva. En dehors des affidés de la redoutable compagnie de Jésus, il était peut-être le seul à connaître la véritable personnalité du faux ivrogne. Et il s’était dit que l’agent secret devait se tenir en relations étroites avec son chef. Par conséquent, en le suivant, il parviendrait à ce chef. Quant à ce qu’il ferait alors, il ne le savait pas au juste, mais il ne doutait pas de faire cesser l’affolante et mortelle poursuite dont son fils était victime en ce moment.