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– Jeudi, mon enfant, répondit doucement Pardaillan.

Une expression de joie s’étendit sur les traits fins du jeune homme. Et avec la même angoisse:

– Quelle heure est-il?

– Dix heures et demie du matin, environ.

– Ah! éclata Jehan, en un cri de joie délirante, je le savais bien!… J’arriverai à temps!… Venez, venez!…

Et sans plus s’expliquer, sans regarder si on le suivait, à moitié fou, il se rua vers la porte que frère Parfait Goulard ouvrait en ce moment.

Étonnés et inquiets, Pardaillan, Perrette, Gringaille, Carcagne et Escargasse se précipitèrent derrière lui.

Jehan courut jusqu’à la rue de la Heaumerie. Le grand air semblait l’avoir calmé un peu. Il s’arrêta, hésitant. Il eut vite pris une décision, et très froid, très résolu, répondant à Pardaillan qui l’interrogeait, il déclara énigmatiquement:

– Puisqu’il n’est que dix heures et demie, je peux aller d’abord au Louvre!

Et il partit en courant vers la rue Saint-Denis. En route, en quelques mots brefs, il mit Pardaillan au courant en lui faisant part de la conversation de Léonora Galigaï avec Concini, qu’il avait entendue lorsqu’il haletait sur le parquet chauffé à blanc.

– Ruilly! s’écria Pardaillan, je comprends maintenant ce que voulait dire le moine. Et il ajouta: il nous faut des chevaux. Passons au Grand-Passe-Partout.

– J’y pensais, monsieur, dit Jehan, prouvant ainsi que, malgré l’incohérence apparente de ses gestes, il avait toute sa lucidité.

À l’hôtellerie, pendant que Jehan sellait et bridait lui-même son cheval, Pardaillan confiait Perrette aux bons soins de dame Nicole, en lui recommandant de veiller sur elle comme sur sa propre fille. Ensuite il disait quelques mots à Gringaille et les trois braves partaient comme des flèches.

À leur tour, Pardaillan et son fils s’élancèrent ventre à terre et, en quelques minutes d’un galop enragé, ils atteignaient le Louvre et prononçaient le mot qui devait leur permettre d’arriver séance tenante auprès du roi.

L’ancien manoir royal de Ruilly était une construction isolée qui n’avait rien de seigneurial. On eût dit plutôt une ferme.

Il se composait de deux corps de logis séparés par une courette. Derrière ces bâtiments, au milieu des jardins, se dressait une tour ronde, seul vestige des anciennes fortifications du manoir. Le tout était ceinturé de murs épais et très hauts.

Les deux corps de logis étaient dans l’enceinte. Le principal à droite, l’autre à gauche et un peu plus en arrière. En façade, du côté de la route, le mur de clôture était coupé à l’angle droit. Cela formait un petit cul-de-sac, au fond duquel l’entrée se trouvait, à droite.

Dans ce cul-de-sac, une troupe nombreuse eût pu se dissimuler sans qu’on l’aperçût de la route.

Bertille avait été enfermée dans la tour. Visiblement, on avait aménagé là, à la hâte, une chambre à coucher assez confortable. La pièce n’avait pas d’autre issue que la porte lourde, massive. Elle était faiblement éclairée par une étroite meurtrière.

Ce jeudi matin, à peu près vers le même moment que Pardaillan se dirigeait vers la prison, la porte du cachot de Bertille s’ouvrit. Une femme entra. C’était Léonora Galigaï.

Elle s’arrêta devant la jeune fille et, sans prononcer une parole, la contempla longuement. Et à mesure qu’elle la regardait, ses traits prenaient une expression si froide, si implacable que, si vaillante qu’elle fût, Bertille sentit un froid glacial la pénétrer jusqu’aux moelles. Elle venait de lire sa condamnation dans les yeux de Léonora. Elle fit un pas en arrière et pencha la tête, pensive.

Bientôt elle la redressa et se raidissant:

– Madame, dit-elle de sa voix harmonieuse, hier, vous m’avez sauvé plus que la vie et je vous ai bénie. Aujourd’hui, je vois que je n’ai fait que changer de prison. Je sens, je devine que je suis détenue ici par votre ordre, que je suis entre vos mains. Je viens de voir dans vos yeux que vous me haïssez de haine mortelle. Pourquoi? Que vous ai-je fait? Qui êtes-vous?…

Sans répondre encore, Léonora prit un siège et s’assit tranquillement, avec une aisance admirable, elle indiqua de la main un autre siège à Bertille, stupéfaite de ne plus la reconnaître.

Et en effet, Léonora n’était plus reconnaissable. Son visage qui avait paru si menaçant l’instant d’avant n’exprimait plus maintenant qu’une mélancolique résignation. D’une voix lasse, morne, et cependant douce et enveloppante, avec un air de franchise et de confusion supérieurement joué:

– Pardonnez-moi, mademoiselle, dit-elle, je viens d’avoir une mauvaise pensée. En vous voyant si jeune, si pure, si radieusement belle, et moi laide! oh! si laide! affreuse, difforme, oui, je l’avoue et vous en demande encore pardon, je n’ai pu me défendre d’éprouver contre vous un sentiment qui ressemblait à de la haine.

Et ceci avait été dit avec un accent si humble, si déchirant, que Bertille se sentit remuée jusqu’au fond des entrailles. Léonora reprit:

– Pourquoi ce sentiment vil m’a effleurée? Vous allez le comprendre, mademoiselle. Vous avez devant vous la femme de l’homme qui vous poursuit de sa passion brutale, la femme de Concini!

Bertille frissonna et recula d’instinct.

– Oh! rassurez-vous, dit Léonora avec un sourire douloureux, je n’ai aucun motif de haine contre vous. Ce n’est pas de votre faute si vous êtes belle et si Concini s’est épris de vous. Je sais que vous ne l’aimez pas. Votre cœur est pris ailleurs et vous êtes, je le crois, de celles qui ne se reprennent plus quand elles se sont données une fois. Je n’ai pas à vous en vouloir, à vous, je sais que Concini ne vous inspire que de l’horreur.

Et lentement, en la fascinant de sa pensée secrète:

– Une insurmontable horreur!… une horreur telle que, entre son baiser et la mort, vous n’hésiteriez pas à choisir…

– Cent fois la mort plutôt, madame! interrompit Bertille en un cri de révolte superbe.

Léonora eut un mince sourire et approuva doucement de la tête.

– Oui, murmura-t-elle, comme se parlant à elle-même, j’avais bien jugé cette noble fille!… Et j’ai pu être assez mauvaise pour la détester une seconde!

– Je vous en prie, madame, dit généreusement Bertille, ne pensez plus à ce moment d’égarement, naturel en somme!

– Aussi bonne, aussi généreuse que belle! murmura Léonora attendrie.

Et refoulant son émotion, elle reprit:

– Vous n’aimez pas Concini, mademoiselle. Moi, telle que vous me voyez faite, je n’aime, n’ai jamais aimé et n’aimerai jamais que lui! Concini, c’est mon soleil, mon Dieu, ma vie, mon tout!… Pour un sourire de lui, je vendrais mon âme!… Comme vous, je préférerais cent fois la mort au baiser d’un autre que mon Concini!… Et lui, mademoiselle, et ceci, voyez-vous, est affreux au-dessus de tout, lui, il ne m’aime pas, ne m’a jamais aimée… ne m’aimera jamais!…

Ah! elle ne jouait pas la comédie en ce moment, je vous jure! Elle laissait saigner son cœur à nu et sa douleur était si poignante, si sincère, que Bertille, bouleversée, balbutia:

– Pauvre femme!

– Vous me plaignez, mademoiselle, et en effet, il n’est pas de créature plus misérable et plus à plaindre que moi. Il n’est pas de supplice comparable à celui que j’endure depuis de longues et douloureuses années. Il n’est pas de tourment pire que d’aimer, de toute sa chair, de toute son âme, de toute sa pensée, qui ne vous aime pas et ne vous aimera jamais!