On le laissa là jusqu’à six heures et demie. On avait ramené sur sa tête un pan du manteau, en sorte qu’on ne voyait pas sa figure. De plus, cela constituait un bel et bon bâillon sous lequel il devait étouffer quelque peu. Mais, de tout temps, un prisonnier a été considéré comme un animal malfaisant envers qui on ne saurait se montrer trop dur ni trop féroce.
Donc, vers six heures et demie, quatre solides gaillards entrèrent dans le cachot de Jehan le Brave. Ils le chargèrent sur leurs robustes épaules et, ouste! ils l’enlevèrent, le portèrent il ne savait où, puisqu’il ne pouvait pas voir. On le déposa sur un siège et on dégagea sa tête, sans le détacher, toutefois. Ceci fait, les quatre hommes se placèrent derrière lui, attendant les ordres.
Lorsque le visage du prisonnier parut à la lumière, un homme qui se tenait assis devant une grande table de travail, se dressa tout effaré et s’écria:
– M. de Pardaillan!
C’était le ministre Sully. Pardaillan, car c’était bien lui, se trouvait, en prisonnier, dans ce même cabinet où il avait été reçu, dans la matinée, en visiteur de marque.
Il ne parut pas autrement étonné. On eût pu croire qu’il savait d’avance où il se trouvait. Il paraissait parfaitement calme et même quelque peu narquois.
Mais Sully, sous le coup de la stupeur que lui causait l’imprévu de cette rencontre, n’eut pas le loisir de faire ces remarques. Du reste, au même instant, Pardaillan grondait d’un air courroucé:
– Çà, monsieur, que signifie cette sotte plaisanterie?… Vos hommes sont-ils fous ou enragés?…
Jusque-là, Sully avait considéré le chevalier comme s’il ne pouvait en croire ses yeux. Le son de sa voix le rappela à lui. Il se précipita et commanda rudement:
– Drôles, qu’attendez-vous pour délier M. le chevalier?… Ne voyez-vous pas qu’il y a erreur?
Les hommes se hâtèrent de trancher les liens qui meurtrissaient le chevalier et s’esquivèrent sur un geste impérieux du ministre consterné, qui s’excusait de son mieux.
Pardaillan acceptait les excuses d’un air détaché en frictionnant ses membres endoloris. Mais il avait une lueur malicieuse au coin de l’œil.
– Mais enfin, s’écria Sully furieux, comment cette inconcevable méprise a-t-elle pu se produire?
– Eh! monsieur, bougonna Pardaillan, je veux que la peste m’étrangle si j’y comprends quelque chose!
– Il faut pourtant que je sache comment la chose s’est produite, insista Sully. Vous ne pensez pas que je vais laisser une pareille violence impunie?
– Pourquoi pas? fit Pardaillan, indulgent. Me voici hors d’affaire. C’est l’essentiel. La punition que vous infligerez à un pauvre diable ne changera rien à ce qui a été.
– Vous êtes généreux, comme toujours. Mais moi, j’ai besoin de savoir comment mes ordres sont exécutés.
– Puisque vous y tenez, voici tout ce que je puis vous dire, n’en sachant pas plus long: pendant que j’attendais, chez lui, le retour d’un ami absent, je me suis assoupi: vous savez, à mon âge… Pendant mon sommeil, j’ai été saisi, ficelé, emporté, avant que j’aie eu le temps de me reconnaître et sans que j’aie pu seulement faire ouf… Si vous pouvez tirer quelque chose du peu que je vous dis, vous m’obligerez en me le faisant connaître.
– Comment se nomme cet ami?
– Jehan le Brave, dit Pardaillan, qui prit son air le plus naïf.
– Jehan le Brave, sursauta Sully. Ah! je comprends alors ce qui s’est passé!
– Vous êtes plus perspicace que moi, fit Pardaillan, sans qu’il fût possible de savoir s’il raillait ou parlait sérieusement.
– Et vous dites que ce Jehan est votre ami? reprit Sully qui paraissait au comble de l’étonnement.
– Je le dis parce que cela est, affirma énergiquement Pardaillan. Sully se tut un instant pendant lequel il parut hésiter sur ce qu’il allait faire ou dire. Brusquement il se décida:
– J’avais donné l’ordre d’arrêter ce Jehan le Brave qui est de vos amis, paraît-il. L’officier chargé de l’arrestation, vous trouvant là, installé comme chez vous, vous a pris pour l’homme dont il devait s’assurer.
– Bon, bon, je comprends maintenant, s’écria Pardaillan de son air le plus candide.
Et il ajouta:
– Pourquoi diable cette arrestation? Quel crime ce garçon, qui est mon ami, a-t-il commis?
– Chevalier, dit Sully, en le regardant en face, cet homme m’a été signalé comme un truand redoutable, complotant contre le roi.
Pardaillan éclata de rire.
– On vous a mal renseigné, duc, fit-il. Je sais mieux que personne que Jehan le Brave ne complote pas contre le roi. Je vous l’affirme. D’ailleurs, le pauvre garçon a bien d’autres soucis en tête. Figurez-vous qu’il est féru d’amour pour une jolie fille à laquelle je m’intéresse tout particulièrement. Mais féru à ce point qu’il en est outré! Or, cette jeune fille a disparu. Et il est bien trop occupé à la rechercher pour perdre son temps à comploter.
Et soudain, très froid, plongeant ses yeux étincelants dans les yeux de Sully:
– Quant à dire que c’est un truand…
– Il ne serait pas votre ami s’il en était ainsi, interrompit spontanément Sully. C’est bien ce que je pense aussi… À moins… À moins qu’il n’y ait deux Jehan le Brave!… C’est possible, après tout… Au fait, où demeure le vôtre?
– Rue de l’Arbre-Sec, en face le cul-de-sac Courbâton, fit Pardaillan en le guignant du coin de l’œil.
– C’est le même! s’exclama Sully. Et, dépité:
– Je n’y comprends plus rien.
– Voyons, s’informa Pardaillan avec un naturel parfait. Moi, je suis sûr de mon fait. Jehan le Brave ne complote pas. Il n’est pas un misérable. Je l’affirme et je ne peux pas être suspecté.
Et comme Sully approuvait spontanément et vigoureusement du geste, il reprit:
– Bien, bien! Mais vous, êtes-vous sûr de ceux qui vous ont renseigné?
– Non, déclara loyalement Sully. On me l’a dénoncé ce matin, ici… J’avoue que je ne connais pas le dénonciateur.
Pardaillan le regarda d’une manière significative et, hochant la tête:
– Et il ne vous en a pas fallu davantage pour ordonner une arrestation? Diable! Savez-vous que cette manière expéditive n’est guère rassurante pour les honnêtes gens?
– Je vous comprends, dit gravement Sully. Mais l’affaire dont il s’agit est d’une gravité exceptionnelle. Remarquez, d’ailleurs, qu’il ne s’agissait pas d’une arrestation. J’allais interroger l’homme moi-même. Et j’aurais décidé d’après ses réponses.