Le principal tort de Bérégovoy, en somme, n’avait pas consisté à fréquenter Pelat mais à se tromper de quartier en croyant accéder à la bourgeoisie de droit divin. Comme aurait dit Talleyrand, c’était pis qu’une faute : une erreur. Même dans Paris il y a des lieux où il vaut mieux habiter, et d’autres où il ne faut surtout pas habiter.
Bien entendu — on l’a vu plus haut —, il vaut toujours mieux vivre en deçà qu’au-delà du périphérique. Ce n’est pas suffisant, mais c’est un prérequis. Dans des milieux un peu sélects, il y aura un léger passage à vide dans la conversation si votre interlocuteur vous confesse, à contrecœur ou avec un souci méritoire de transparence : J’habite en banlieue.
Les gens qui passent leur vie à Neuilly l’avoueront plus spontanément, peut-être même en se rengorgeant. Il est vrai que c’est la commune la plus riche de France, qu’elle assure automatiquement le label bourgeois authentique à tous ses citoyens, qu’on y accède sans avoir à traverser le périphérique et que c’est un peu Paris. Si Katherine Pancol, Patrick Bruel ou Jacques Attali y ont élu résidence, ça ne peut pas être complètement ringard. À des degrés moindres, cette indulgence pourra s’étendre à des communes voisines, Boulogne, Levallois-Perret ou Saint-Cloud. Mais indulgence limitée tout de même : certes, pour le prix d’un simple appartement à Saint-Germain-des-Prés vous pouvez y trouver un jardin, de l’espace et du calme, trois atouts qu’il est difficile de réunir à Paris, mais on se demandera tout de même pourquoi vous n’habitez pas comme tout le monde le 7e, place Saint-Sulpice ou sur les jardins de l’Observatoire. Si vous rendez visite à Jacques Attali, dans sa belle maison, légèrement en retrait de l’avenue du Roule, cette rue trop passante de Neuilly, vous ne pourrez vous empêcher de vous interroger : Jacques Attali serait-il à ce point fauché qu’il n’a même pas les moyens de se payer un hôtel particulier dans le Marais ou dans le 6e ?
Tant qu’à franchir le périph’, autant aller le plus loin possible : cela sentira son Marc Aurèle ou à tout le moins son Julien Gracq, cela ressemblera à un exil volontaire, loin des mondanités futiles. Longtemps, Alain Finkielkraut habita Bourg-la-Reine, une commune paisible et verdoyante au sud de Paris, suffisamment éloignée de la porte d’Orléans pour qu’on ne la confonde pas avec la banlieue — et d’ailleurs Finkielkraut n’est-il pas un misanthrope avéré ? Michel Tournier, lui, s’était irréprochablement installé dans un ancien presbytère de la vallée de Chevreuse, l’exil le plus parisien qui soit, car Saint-Rémy-lès-Chevreuse est depuis toujours directement relié à la capitale — stations Port-Royal ou Luxembourg — par la ligne de Sceaux, le distingué ancêtre du RER. Saint-Germain-en-Laye ou la ville de Sceaux restent des solutions de rechange acceptables. Beaucoup de Parisiens éminents avouent y être nés sans rougir.
Le 16e, indéniablement, se situe dans Paris. Jusque dans les années 1970, il fut même, avec le 7e, le lieu de résidence le plus prestigieux de la bourgeoisie. Avoir une adresse à Auteuil ou Passy vous posait son homme. Habiter avenue Georges-Mandel constituait une forme d’apothéose sociale. La rue de la Pompe avait grande réputation. Aujourd’hui, on ne va guère dans le 16e que pour voir son dentiste ou parce qu’on a rendez-vous dans un consulat. Les ambassades y pullulent. Quand on passe avenue Georges-Mandel, on se demande ce qu’abritent les façades somptueuses : de nouveaux milliardaires chinois qui viendraient de se payer un hôtel particulier ? Des oligarques russes ? De richissimes retraités américains inquiets pour leur sécurité aux States ? Aux abords de la place du Trocadéro, tout comme dans les contre-allées de l’avenue Foch, on devine quelques marchands de canons en leurs six cents mètres carrés fortement sécurisés, des résidences d’ambassadeurs, des armateurs grecs, des Jackie Kennedy ou des Bernard Madoff. En trente ans de carrière journalistique, je ne suis jamais allé dans le 16e que parce que j’avais affaire à l’OCDE, à l’ambassade d’URSS et dans d’autres légations étrangères. À deux exceptions près : une interview avec François Nourissier à Auteuil dans son magnifique hôtel particulier avec jardin ; une autre avec le célèbre Paul-Loup Sulitzer, qui avait poussé le sens de la dérision jusqu’à emménager, juste à côté de la porte de la Muette, square des Écrivains-Combattants-Morts pour la France !
Personne — personne de normalement constitué du moins — ne s’installe plus le 16e. On ne connaît pas grand monde non plus qui élise domicile dans l’arrondissement voisin, le 17e, qui ne retrouve de l’intérêt que dans sa partie est, vers les Batignolles. Mais les Batignolles, ce n’est plus le vrai 17e, justement.
Conversation saisie au vol à l’occasion d’un événement littéraire parisien. Une romancière qui a déjà à son actif quelques livres, mais au succès modeste, se plaint de ses mésaventures éditoriales à un collègue croisé là par hasard : son dernier manuscrit vient d’être refusé par la nouvelle directrice littéraire de sa propre maison d’édition. D’ailleurs la même directrice littéraire, qui l’avait alors reçue pendant une demi-heure dans son bureau, ne la reconnaît manifestement pas un peu plus tard alors qu’elle se trouve à la même table qu’elle.
« Où habitez-vous ? lui demande le collègue écrivain.
— Dans le 15e.
— Dans le 15e ?! répond-il en feignant l’accablement. Ne vous posez plus de question ! Aucun éditeur parisien digne de ce nom ne vous publiera si vous racontez à tout le monde que vous habitez le 15e !
— Ah bon ! Vous croyez ?
— Oui, le 15e fait partie des arrondissements moches de Paris, c’est presque pire que le 12e. Ce n’est ni pauvre ni sale, c’est seulement banal et donc moche. Personne n’habite là. »
Des propos ironiques et désabusés comme il s’en tient dans les cocktails, mais pas si loin de la vérité. Personne n’aurait aujourd’hui l’idée d’aller habiter dans le 15e[11]. Du moins personne qui compte. À l’exception de François Hollande, ce qui est tout dire.
Pendant plusieurs décennies, cet arrondissement fut le symbole modeste d’une certaine réussite sociale, de la prospérité et de la tranquillité bourgeoise. Vous étiez du bon côté de la frontière, chez les gens propres, ceux qui ne travaillent pas de leurs mains et qui mettent tous les jours un costume-cravate. Vous n’étiez pas à l’est. Depuis qu’il n’y a plus de frontière, que l’Est est devenu fréquentable et même prisé, l’arrondissement apparaît dans sa nudité. Le 15e est une morne plaine. « C’est devenu l’un des quartiers les plus petits-bourgeois, les plus provinciaux de Paris, écrit Éric Hazan[12]. Son tissu hétéroclite mêle de rares maisons de village, beaucoup d’immeubles des années 1880 sans caractère et un grand nombre d’ensembles et de barres des années 1960–1970. » Que pouvez-vous bien dire à votre interlocuteur ? Que vous habitez au métro Convention[13] ? Que vous avez un deux-pièces moche à la porte de Versailles qui est bruyante et mortifère ? Au Front de Seine, cette éclatante manifestation de la nullité architecturale ? Si celui-ci est un connaisseur, il risque de vous répondre : je vous envie, ce doit être tranquille par là, il n’y a pas de jeunes pour faire la fête, et vous n’avez pas dû payer trop cher…
11
Tout est affaire de nuance dans la géographie parisienne. L’arrondissement voisin, le 14e, est depuis toujours un quartier branché, surtout dans sa partie haute, située entre le cimetière Montparnasse et la rue d’Alésia. Dès 1840, le lotissement Plaisance, pourtant construit au-delà du mur d’octroi, à la lisière du cimetière, constituait un ensemble urbain compact, avec des rues étroites et de petites maisons pauvres. Le quartier attira des artistes dès les années 1920. En raison des prix qu’on y pratiquait et de la proximité de Montparnasse, cette portion du 14e devint le premier « boboland » avant la lettre de la capitale dès les années 1970.
13
Un jour, j’ai interviewé Michel Houellebecq, à l’occasion de la sortie de son roman