Le 15e est tellement passe-partout que d’y habiter est devenu un signe de modestie. Ainsi cette repartie notée récemment — le 13 mai 2013 — au cours de l’émission hebdomadaire de Laurent Ruquier, On n’est pas couché. L’invitée politique de la soirée, candidate UMP à la mairie de Paris, Nathalie Kosciusko-Morizet, avait décidé d’asticoter l’un des chroniqueurs de l’émission, Aymeric Caron, au prétexte que celui-ci serait un thuriféraire de la gauche, forcément de mauvaise foi face à la droite.
« Mais non, je suis un simple électeur de la Ville de Paris, proteste celui-ci.
— C’est très bien, dit NKM, j’irai vous relancer dans votre quartier. Et où habitez-vous ? »
C’était dit avec une pointe d’ironie, la candidate UMP à la mairie de Paris espérant que son détracteur lui cite Saint-Germain-des-Prés ou Montparnasse, bastions de la gauche caviar.
« Je suis dans le 15e, venez, je vous accueillerai avec plaisir[14]. »
Un aveu proféré avec une satisfaction évidente, et l’air de dire : vous espériez que je vous cite un quartier chic et cher, or j’habite l’un des arrondissements les plus ringards de la capitale. L’arrondissement le plus peuplé[15], le plus tranquillement policé, solidement ancré à droite, et dont le grand homme fut le paisible Édouard Balladur, héros des rentiers. Un lieu où, de l’aveu même d’Aymeric Caron, personne ne viendrait habiter s’il était le moins du monde préoccupé de son image.
Pendant un siècle et demi, il suffisait de se poser le plus à l’ouest possible de Paris pour être du bon côté de la frontière.
Prenons le Paris balzacien des années 1830, une capitale compacte délimitée par le mur des Fermiers généraux, et donc circonscrite, on l’a vu, à l’équivalent des onze premiers arrondissements actuels. Les aristocrates et grands bourgeois de La Comédie humaine constituent une petite minorité face au peuple des artisans et ouvriers qui s’entassent dans les arrondissements du Centre et de l’Est. Eux-mêmes se regroupent dans un petit secteur de l’Ouest qui correspond peu ou prou aux 7e, 8e et 9e arrondissements actuels. Les vieilles familles campent au faubourg Saint-Honoré, aux Champs-Élysées et au faubourg Saint-Germain, quartiers nobles par excellence. Des fortunes plus récentes achètent ou font construire des hôtels particuliers un peu plus au nord, dans un nouveau quartier alors à la mode et en plein essor, et élisent résidence dans des rues où plus personne aujourd’hui ne songerait à emménager, à moins de vouloir passer pour un original. Delphine de Nucingen, l’ambitieuse fille du père Goriot, mariée à un financier puissant sinon bien né, a son hôtel particulier rue Saint-Lazare. Sa sœur, qui a elle aussi fait un beau mariage, habite dans le même quartier, rue du Helder. Camille Maupin a une magnifique résidence rue de la Chaussée-d’Antin. D’autres grands bourgeois ont jeté leur dévolu sur la rue Neuve-des-Mathurins, la rue Saint-Georges. Mais c’était avant la révolution haussmannienne, la construction de la gare Saint-Lazare et des grands magasins, ce qui change tout. Il s’agissait d’un quartier estampillé bourgeois, c’était là une qualité suffisante.
Dans les Scènes de la vie parisienne, on note également les quartiers où à des degrés divers il ne faut surtout pas habiter.
Cela vaut pour la quasi-totalité de la rive gauche, à l’exception du faubourg Saint-Germain. La pension Vauquer où est forcé de descendre le provincial Eugène de Rastignac parce qu’il est sans le sou est située rue Neuve-Sainte-Geneviève, un quartier que ne fréquentent que les pauvres. L’épouse répudiée de Joseph Brideau, la « rabouilleuse », finit misérablement ses jours dans « un des coins les plus sinistres de Paris »… la rue Mazarine ! La rue Cassette où Carlos Herrera — alias Vautrin — installe Lucien de Rubempré est presque aussi louche. Quant au faubourg Saint-Marcel, où le colonel Chabert a trouvé refuge, les cochers refusent de s’y engager car les rues sont des bourbiers où l’on s’enfonce dans le crottin.
Sur la rive droite, le secteur du Marais qui avoisine le boulevard du Temple (l’actuel 3e arrondissement) est un peu moins misérable, tout juste décent, peuplé d’artisans, de modestes salariés, de retraités tombés dans la gêne : sexagénaire esseulé, le cousin Pons partage avec un compagnon d’infortune « une tranquille maison de la tranquille rue de Normandie ». Plus à l’est se dresse l’ombre du faubourg Saint-Antoine, avec ses masses ouvrières indistinctes et menaçantes : aucun personnage de La Comédie humaine, même le plus pauvre, n’y a jamais habité, personne n’y met jamais les pieds.
Pendant un siècle et demi — jusqu’au milieu des années 1970 — cette distinction primaire entre l’est et l’ouest de Paris resta de mise. Dans les agences immobilières, de jeunes cadres s’empressaient de préciser : « Je cherche dans l’ouest de Paris. » Peu leur importait de se retrouver dans des quartiers aussi tristes et banals que la porte d’Auteuil, le Front de Seine ou la porte de Versailles : cela leur permettait d’afficher ce qu’ils croyaient être une bonne adresse, de faire savoir qu’ils étaient du bon côté de la barrière, qu’ils n’étaient pas chez les pauvres, qu’ils ne faisaient pas partie des « classes dangereuses ». Certes, dans les années 1970, l’embourgeoisement de Paris avait déjà beaucoup progressé : les quatre arrondissements centraux, jadis populaires et surpeuplés, avaient perdu les deux tiers de leurs habitants du début du XXe siècle. Dans le Marais, il restait encore de rares loyers de 48, et quelques bonnes affaires à dénicher dans le parc immobilier des institutionnels. Au début des années 1970, lorsque Georges Simenon s’installe place des Vosges, celle-ci est encore peuplée d’artisans et de gens modestes. En 1975, quelques rares immeubles résistaient encore à l’embourgeoisement : façades non ravalées, étages estropiés par de faux plafonds pour économiser le chauffage. Au passage du troisième millénaire, la normalisation était achevée.
Rive gauche, le 6e et même le 5e avaient, plus tôt que le Marais, basculé dans le camp des nantis, et les prix de l’immobilier étaient en train d’y dépasser ceux du 16e arrondissement. L’Ouest bourgeois avait poursuivi son expansion et annexé des quartiers jadis considérés comme infréquentables. La rue Mazarine, que Balzac mentionnait avec horreur, était en passe de devenir l’une des plus chics et chères de la capitale. Les bourgeois français cultivés, les riches étrangers en mal de bohème, s’y installaient en masse, frissonnant de bonheur à l’idée de côtoyer de vrais survivants intellos ou artistes de l’époque héroïque. Lesquels, de moins en moins nombreux, s’accrochaient encore dans les lieux. Certains avaient réussi à acheter au bon moment un sixième sans ascenseur, deux chambres de bonne transformées en petit appartement. Mais le mouvement vers la gentrification était inexorable. Dès le début de la Ve République, la circonscription recouvrant Saint-Germain, l’Odéon et le Luxembourg était solidement ancrée à droite, et le député gaulliste Pierre Bas y était réélu au premier tour. Malgré les ricanements du Café de Flore et les imprécations de ceux qui ne risquaient pas de voter pour lui, comme Sartre et Marguerite Duras.
Aujourd’hui la révolution urbaine est parachevée. Symbole par excellence de la tradition ouvrière, le faubourg Saint-Antoine, et plus généralement le 11e arrondissement, est devenu le nouveau boboland de la capitale. On roule en Vélib, on fait ses courses au marché d’Aligre, on se signe rue de Montreuil devant la plaque commémorative de l’émeute Réveillon qui, en mars 1789, donna le coup d’envoi de la Révolution. On entretient le souvenir de la Commune de Paris, dont la dernière barricade se situait précisément à la mairie du 11e, boulevard Voltaire. Plus à l’est, la gentrification a gagné les trois quarts du 20e arrondissement. Aux élections législatives de 2012, la circonscription qui recouvre le 11e et une partie du 20e arrondissement a élu au second tour une parachutée, la chef de file des Verts, Cécile Duflot, avec 72 % des voix. Aux municipales de 2008, le 11e avait donné une majorité absolue à la liste Delanoë dès le premier tour.
14
À noter cependant qu’on peut habiter le 15e mais se trouver dans cette minuscule portion « chic » à la lisière de Montparnasse. Au métro Pasteur, vous n’êtes pas encore vraiment dans le 15e, contrairement à ce que prétendent les plans de Paris, vous vous trouvez encore dans Montparnasse.
15
On comptait en 2009 dans le 15e arrondissement 238 914 habitants, selon l’INSEE. Suivi d’assez loin par le 18e avec ses 201 975 ressortissants.