Dans une interview récente à France Inter, la sociologue Monique Pinçon-Charlot, qui s’est beaucoup intéressée avec son mari à la réalité urbaine de Paris[16], estimait que l’embourgeoisement de la ville était en grande partie achevé : « Même dans les quartiers encore les plus populaires de la capitale, le mouvement de gentrification est irrésistible, disait-elle. Prenez le quartier de la Goutte-d’Or, dans le 18e, où l’habitat était récemment encore dans un état misérable : vous voyez aujourd’hui s’installer au rez-de-chaussée des boutiques de mode, des ateliers de design, des cafés dans le vent. La reconquête du quartier par les bobos n’est plus qu’une question de temps. En fait, dans Paris, les seuls quartiers qui résisteront toujours à cette évolution sont ceux où se trouvent de fortes concentrations de HLM ou de grands ensembles. »
Malgré la volonté de rééquilibrage affichée par la majorité de gauche à la mairie depuis 2001, on constatait alors que trois arrondissements « périphériques », les 13e, 18e et 19e, abritaient encore à eux seuls près de la moitié des logements sociaux. En 2009, les HLM représentaient 32,9 % de l’habitat dans le 19e, mais seulement 8,2 % dans le 11e. Et dans le 6e, un tout petit 1,7 %
À l’époque de Balzac, les deux tiers de la capitale étaient donc des quartiers populaires, et ceux-ci prenaient en tenaille l’Ouest bourgeois. C’est aujourd’hui l’inverse. Les secteurs qui ont échappé à la gentrification se réduisent à trois ou quatre gros secteurs plutôt périphériques occupés par les logements sociaux et les tours d’habitation. Des stations de métro comme Tolbiac ou Olympiades dans le 13e, Place-des-Fêtes, Laumière ou Crimée dans le 19e, resteront pour toujours de mauvaises adresses pour quiconque cherche une belle carte de visite. On dira donc, en le précisant : j’habite les Buttes-Chaumont et non pas : j’habite dans le 19e. De la même manière : j’habite la Butte-aux-Cailles et non pas : je suis dans le 13e. Et bien sûr : je vis à Montmartre et non pas : dans le 18e. On évitera autant que possible les adresses aux portes de Paris.
Mis à part ces zones d’exclusion, la quasi-totalité des 8 699 hectares de Paris (hors bois de Vincennes et de Boulogne) sont devenus fréquentables, et la ligne de démarcation entre l’ouest et l’est a définitivement volé en éclats.
En conséquence, les bonnes adresses qui avaient rassuré les familles pendant des générations ne sont plus de si bonnes adresses.
Pendant les deux ou trois décennies qui ont suivi la Libération, le 6e perpétua un certain esprit frondeur et non conformiste, même si le quartier s’embourgeoisait. Au début des années 1960, on y trouvait encore juste assez de loyers de 48 et de vieilles combines pour conserver au quartier un vernis bohème, et le Petit Saint-Benoît, dans la rue du même nom, à quelques mètres de la demeure de Marguerite Duras, était une cantine bon marché pour habitués, ce qu’il est à peu près resté encore aujourd’hui, mais c’est une exception. L’hôtel Saint-André-des-Arts louait des chambres pour trois fois rien à des étrangers avertis œuvrant dans la mode, la photo, l’édition.
Le 6e arrondissement est désormais le plus cher de la capitale. Aujourd’hui il n’y a plus que des nouveaux riches, des jeunes loups de la finance et des nababs étrangers pour y acheter des appartements qui se vendent quinze mille euros du mètre carré.
Il y a une quinzaine d’années, j’avais croisé un obscur éditeur américain qui avait fait fortune dans l’édition scolaire. Ce petit capitaine d’industrie inculte n’avait pas hésité sur le choix de son logement : il avait acheté cent vingt mètres carrés avec terrasse au dernier étage d’un immeuble de la place Saint-Sulpice. La clientèle qui pendant des décennies n’aurait pour rien au monde acheté ailleurs que dans le bon 16e, avenue Georges-Mandel, ou dans le 7e le plus guindé, au Champ-de-Mars, ne jure plus que par le 6e.
Cet arrondissement où il faisait bon flâner, et où le carrefour de Buci restait un lieu de mélanges et de rencontres, est devenu tout juste fréquentable pour une petite bourgeoisie qui prétend pratiquer ce que les Pinçon-Charlot appellent le « résidentiellement correct », c’est-à-dire un minimum de mixité sociale. Certes, si l’on y a un bel appartement depuis quelques décennies, et qu’on ait le privilège d’aller à pied à son travail chez Gallimard ou au Collège de France, on ne va pas déménager sous le seul prétexte que des parvenus achètent du mètre carré à tour de bras et pourrissent le quartier. On y est on y reste. Ainsi le journaliste-écrivain T***, installé dans un immeuble en arc de cercle de la place de l’Odéon, ou l’auteur-éditeur R***, qui a une vue imprenable sur le boulevard Saint-Germain, ou D***, ancienne éditrice installée rue Jacob. Bernard-Henri Lévy, qui jadis habita au-dessus du bar le Twickenham, rue des Saints-Pères, presque en face de Grasset, sa maison d’édition, occupe plus de deux cents mètres carrés boulevard Saint-Germain, au-delà de la rue du Bac. Aux dernières nouvelles, Catherine Deneuve n’a toujours pas quitté la place Saint-Sulpice.
Jadis on se vantait d’habiter l’arrondissement, aujourd’hui on s’excuse presque de vivre chez les nouveaux riches. On s’empresse de préciser : J’y habite depuis des siècles ! J’ai connu les appartements chauffés au charbon ! J’ai attendu le téléphone trois ans ! Il y a vingt ans encore, il y avait de petits bistrots sympas pour déjeuner ! J’ai acheté ça pour une bouchée de pain ! En un mot comme en cent, votre interlocuteur se pose en habitant légitime, en dernier des Mohicans de Saint-Germain-des-Prés, celui qui fait de la résistance face aux envahisseurs et aux horreurs de la vie moderne. Il ne va surtout pas leur faire ce plaisir de déménager, car c’est mon chez moi, ici ! Mais, bien entendu, s’il n’y était pas arrivé à l’âge de vingt ans, jamais il ne lui viendrait aujourd’hui à l’esprit d’emménager dans ce quartier pour touristes. D’ailleurs, au prix actuel du mètre carré, je n’aurais même pas les moyens de m’acheter une chambre de bonne !
Avec un temps de retard sur le 6e, l’arrondissement voisin connut le même processus de gentrification. Le 5e reste aujourd’hui un quartier d’habitués, discret, presque familial, même si le mètre carré est à peine moins cher que dans le 6e. En dehors de la place de la Contrescarpe et de la rue Mouffetard, désormais envahies en permanence par les fêtards, tout est paisible et résidentiel : la place Monge, le quartier du Panthéon, les rues avoisinant le Jardin des Plantes, le plus charmant îlot de verdure de la ville. On y trouve des facultés illustres, le lycée Henri-IV, d’anciens couvents, le Collège de France : que des institutions rassurantes. Les cafés et les restaurants sont discrets, on peut sortir les enfants sans crainte, on ne risque rien de grave si ce n’est de croiser ce collègue de Jussieu qui essaie de devenir directeur de département à votre place, ou ce voisin de bureau qu’on déteste. On n’y trouve pour ainsi dire pas de grande concentration de cinémas. Et pratiquement aucun de ces bars de nuit qui attirent les hordes du week-end. On est ici dans un entre-soi modeste et raffiné, d’autant plus appréciable que cette félicité s’épanouit à l’insu du commun des mortels. Malgré le prix du mètre carré, la population semble avoir fait vœu de pauvreté et de décence : beaux appartements hérités de la famille et payés depuis longtemps, petites additions dans des restaurants sympas à prix modérés. Les riverains revendiquent avec fierté leur appartenance locale, et laissent croire qu’ils y sont depuis toujours et ont connu l’époque où c’était presque un quartier de pauvres. Tout naturellement, l’arrondissement a annexé la bonne portion du 13e, celle qui se trouvait à l’intérieur du mur des Fermiers généraux et qui est aujourd’hui délimitée par les boulevards Saint-Marcel et Arago jusqu’à la place Denfert-Rochereau. Ne vous fiez pas aux cartes d’état-major : le 5e qu’on est si fier d’habiter ne s’arrête pas à la place des Gobelins mais va jusqu’à la place d’Italie.
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Leur ouvrage,