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Dans cet environnement policé, on croise des universitaires, des profs de lycée, des éditeurs, des journalistes, des professionnels de l’édition, des commis de l’État, mais guère de gros commerçants, jamais de marchands d’armes, non plus que de riches Américains ou des Russes. L’argent ne se voit pas à l’œil nu et on n’en parle jamais à table. Cela n’a pas de prix.

Sur la rive droite, on trouve une autre valeur sûre parce que discrète : le 3e arrondissement. Sur son flanc sud, le 4e, autrement dit le Marais historique, resté un quartier de taudis pendant deux siècles et jusqu’au début des années 1960[17], a connu en deux décennies le sort du 6e. Il y a trente ans encore, on y trouvait des affaires somptueuses. Jean-Edern Hallier et sa femme, Delphine Seyrig et Sami Frey habitaient depuis toujours place des Vosges. Jack Lang et Anne Sinclair ont sans doute acheté quand il était encore temps. Au milieu des années 1970, j’avais interviewé Edgar Morin, qui au hasard de ses tribulations parisiennes s’était retrouvé rue des Blancs-Manteaux au second étage d’un hôtel particulier sublime et délabré. Aujourd’hui tout l’arrondissement est un terrain de chasse pour nouveaux riches, comme le 6e. S’y installer n’est même plus original. Malgré la somptuosité des immeubles XVIIe, c’est presque tape-à-l’œil. La rue des Francs-Bourgeois a été envahie par les boutiques de mode. La place des Vosges est submergée par les touristes.

Juste au-dessus de la rue des Francs-Bourgeois commence le 3e. C’est presque aussi cher que le 6e, mais comme dans le 5e cela se voit moins. Tout ici est plus discret. Mis à part le musée Carnavalet — situé à la frontière du 4e — il n’y a guère de bâtiments célèbres. Même l’hôtel Salé, qui abrite le musée Picasso, semble surgir inopinément au détour d’une rue étroite. Le Parc-Royal et la rue Payenne, pas très loin, sont juste de petits bijoux qu’on a la joie de découvrir au hasard d’une promenade, et qui n’ont pas trois étoiles dans le Michelin vert. L’ancienne résidence parisienne du mage Cagliostro avec sa cour pavée est restée en l’état, à l’angle de la rue des Arquebusiers et du boulevard Beaumarchais. Dans le quartier, les styles et les époques se côtoient et se mélangent. La rue de Normandie dont parlait Balzac, les rues de Saintonge ou Debelleyme sont préhaussmanniennes ; la rue de Bretagne, prolongement de la rue Réaumur, est en revanche une œuvre du baron. Aux abords de la mairie d’arrondissement flotte un air paisible, les jeunes couples promènent leur progéniture autour du Carreau du Temple, on va au marché des Enfants-Rouges. Le célèbre couscous Omar est devenu bien trop cher — signe des temps —, et l’embourgeoisement terminal menace, mais pour l’instant le secret n’est pas trop éventé. Tout comme le 5e, le 3e est un quartier idéal dont les habitants continuent de la jouer modeste et prétendent qu’ils ont fait le choix audacieux de vivre dans un quartier anciennement peuplé à ras bord de pauvres. Il n’y a plus ici ni audace ni aventure. Reste le simple bon goût.

Pour l’aventure, il faut aller un peu plus loin. Sur des terres encore partiellement en friche, qui sont de plus en plus rares. Les gens qui se veulent à la fine pointe de la mode recherchent ces territoires exotiques, îlots de bon goût encerclés par les dernières tribus insoumises. Les écrivains Virginie Despentes et Philippe Djian, sans se concerter, se sont retrouvés aux Buttes-Chaumont, un lieu excentré d’où l’on ne ressort qu’en payant un taxi au prix fort ou en s’infligeant un long périple compliqué dans le métro. Le cinéaste Jean-Pierre Mocky habite depuis des décennies place d’Aligre, si prisée des happy few. Le canal Saint-Martin a ses adeptes, ils cultivent le souvenir d’Arletty dans Hôtel du Nord et se plaignent seulement d’avoir à traverser des zones moins pacifiées pour se rapatrier vers le centre de Paris. Nouveau secteur qui monte et attire le respect : Belleville. Pour certains il n’y a pas plus tendance, car c’est l’un des rares quartiers de l’Est parisien où la mixité sociale bat son plein : les bobos sont arrivés, mais les anciens occupants n’ont pas encore quitté. Toutes les ethnies de la planète s’y sont succédé. Jadis le quartier était à dominante juive séfarade, aujourd’hui c’est chinois. Mais on y trouvera des Turcs, des Maghrébins, des prostituées asiatiques. Monica Bellucci et Vincent Cassel élurent longtemps domicile au métro Belleville. Le journaliste et ancien éditeur Éric Naulleau et le romancier Daniel Pennac y vivent encore.

Pour faire un bon Parisien, il faut manifester de l’originalité, se trouver en un lieu dont peu de gens savent qu’il est déjà à la mode. Qui savait que le métro Saint-Georges, au cœur du 9e arrondissement, serait un jour l’épicentre du nouveau quartier where to be ? Il y a trois ou quatre ans encore, les prix y restaient très raisonnables selon les standards parisiens. Les immeubles étaient souvent haussmanniens. Peut-être la curiosité des gens de bien fut-elle attisée par le fantôme de personnages de La Comédie humaine qui flottait encore dans ces rues étroites et sans arbres, à la limite de Pigalle. On assista au fil des ans à une migration quasi clandestine de citoyens distingués, psychanalystes, écrivains, éditeurs, journalistes de haut niveau. Sur le flanc est, Emmanuel Carrère occupe un immense loft new-yorkais rue des Petits-Hôtels, presque à la place Franz-Liszt. Jean Échenoz se trouve rue Condorcet, pas loin de la rue des Martyrs. L’éditeur POL est également dans le secteur. L’écrivain et scénariste Jean-Claude Carrière y possède une belle maison. Le romancier Régis Jauffret, lui, est resté à Montmartre et donne ses rendez-vous au café Chez Ginette. Montmartre est difficile d’accès ? Illusion d’optique. Quand le besoin d’aller en ville se fait sentir, il suffit à Jauffret et quelques-uns de ses congénères de monter dans le métro à la station Lamarck-Caulaincourt. À la station suivante, Abbesses, on ramasse de nouveau quelques intellectuels de gauche, implantés à Montmartre de longue date, à l’époque où les prix étaient ici abordables. Nouvel arrêt à Pigalle, qui a toujours eu les faveurs de quelques originaux de bonne famille. Quatre-vingt-dix secondes plus tard, on fait le plein de psys, de gratte-papier et de soutiers de l’édition à Saint-Georges, et à partir de là tout le monde se met en apnée, on traverse Paris le temps de feuilleter Libération pour finalement se réveiller au métro Rue-du-Bac ou à la station Notre-Dame-des-Champs. Entre gens du même monde.

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17

La transformation du quartier a été particulièrement foudroyante. On y comptait encore 66 000 habitants en 1955. Quatre décennies plus tard, il en restait 28 000.