C’est si simple et si compliqué à Paris de ne pas se tromper.
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Hors les murs
La scène se passe vers la fin des années 1980. Elle est relatée par le Britannique Peter Mayle, dans A Year in Provence[18], un petit livre qui accumulait avec humour et une totale mauvaise foi tant de remarques acides, voire de clichés sur les mésaventures auxquelles on s’expose quand on choisit des villégiatures provençales, qu’il en devint un best-seller mondial. La maison que l’auteur et sa femme avaient retapée dans le Luberon devint par la suite une attraction officielle qu’on faisait visiter aux groupes de touristes américains ou japonais. Les mêmes sans doute qui, douze ans plus tard, allaient faire à Paris l’itinéraire du Da Vinci Code. C’est dire à quel point Une année en Provence — qui fut également un énorme succès de librairie en France — est un ouvrage indispensable.
Dans ce récit astucieux, il ne manque ni le paysan madré qui cherche à vendre son bout de terrain trois fois son prix, ni le restaurateur à l’affût du touriste à plumer, ni les plombiers qui ne viennent jamais au rendez-vous, ni les maçons qui vous laissent tomber après avoir réduit la moitié de votre maison à l’état de ruine. D’un côté le couple de Londoniens baba cool, admirables de simplicité, de l’autre tous ces Méditerranéens hauts en couleur mais retors.
Un soir du début août, Peter Mayle et sa femme étaient invités à une fête chez des amis d’amis à Gordes. Pas vraiment une soirée intime car il y avait là une cinquantaine d’invités. À son arrivée, le couple fut frappé de stupeur : la quasi-totalité des invités s’étaient habillés pour la soirée, à tel point que nos candides Anglais, qui se croyaient pour de bon à la campagne, là où l’on vit décontracté, se sentirent misérables, lui avec ses chaussures poussiéreuses, elle avec ses vêtements de tous les jours. Les femmes avaient des robes légères mais de grande marque, des bijoux, des talons aiguilles. « Nous avions été lâchés dans une soirée ! » ironise le publicitaire londonien comme s’il tombait sur la Lune. « Ils avaient une coupe de champagne à la main. Personne ne buvait de pastis. La conversation ressemblait à un discret chuchotement selon les standards provençaux. On aurait pu être à Paris ! » De fait les voitures garées en contrebas de la maison sur plusieurs dizaines de mètres portaient toutes la fatidique plaque 75. En cette belle soirée du mois d’août de la fin des années 1980, après plus de six mois passés à retaper une maison à Bonnieux, ce jeune couple prospère issu des milieux de la publicité faisait cette découverte stupéfiante : le Luberon en général et Gordes en particulier est un domaine réservé pour Parisiens, un enclos de luxe pour mondains des bords de Seine, l’équivalent en quelque sorte de ce qu’étaient les concessions internationales dans la Chine impériale agonisante.
On ne mettra pas en doute la sincérité de ce Peter Mayle : jamais bien entendu il n’avait eu vent de la réputation mondaine du Luberon, et c’est par le plus grand des hasards que lui et sa femme avaient choisi Bonnieux pour s’installer en Provence, en croyant n’y trouver que des viticulteurs âpres et besogneux, des retraités tapant le carton au fond des bistrots et des joueurs de pétanque. Jamais personne ne leur avait soufflé que Bonnieux — tout comme Lourmarin, Gordes ou Roussillon — était un endroit super bien fréquenté l’été.
Au cours de cette soirée mondaine, ils sympathisent avec un couple — « le moins chic de la soirée, lui petit avec une bonne tête de Normand » — qui achève de détruire leurs dernières illusions. Le Normand est de la même race que Peter Mayle : c’est un homme qui n’a que faire des modes et des beautiful people. Il est venu dans le coin vingt ans plus tôt, a acheté une maison de village pour trente mille francs de 1970, l’a retapée puis revendue, en a acheté une autre, etc. Sa première maison, aujourd’hui hyper-rénovée et décorée, vient de se vendre un million de francs de 1990. « C’est de la folie, dit le Normand, mais ces gens qui font partie du Tout-Paris — il désigna du menton les autres invités — veulent absolument être avec leurs amis au mois d’août. Si quelqu’un achète, tout le monde achète. Et ils paient le prix parisien[19]. »
Peter Mayle croyait avoir trouvé à Bonnieux un paradis heideggérien de l’authenticité rurale, il découvrait l’univers frelaté de la capitale, un satellite estival de la vie parisienne. Bien entendu, il n’avait jamais entendu parler de cette vieille tradition qui consiste pour un Parisien à ne quitter sa bonne ville que pour des villégiatures estampillées parisiennes.
Certains habitants de la capitale refusent de pratiquer ce rite : ils n’iront certainement pas dans un de ces endroits affreux où l’on ne croise que des Parisiens. Ils passeront leurs vacances ailleurs, là où enfin ils sont sûrs de ne connaître personne et où les snobs ne mettent pas les pieds. Cela veut-il dire qu’ils iront n’importe où ? C’est moins sûr. Ils se flattent de ne pas fréquenter des lieux tendance et le font savoir. Ils cherchent l’originalité qui les distinguera du lot. Mais ils ne passent pas non plus le mois d’août, bien sûr, à Port-Grimaud ou à La Grande-Motte. Ces aventuriers solitaires vantent la simplicité du Gers ou du Lot, la tranquillité d’un village dans les Pyrénées dont je suis le seul à connaître le nom. Une attitude haut de gamme qui consiste à dire : l’endroit à la mode est celui où je me trouve. Il suffit d’y croire. Beaucoup y croient.
Les autres se conforment à la règle : être là où vont les vrais Parisiens. Fin des années 1980, Peter Mayle feignit de découvrir que le Luberon était une annexe de la capitale. On suppose, sans grand risque de se tromper, qu’il le savait, car c’était déjà une vieille histoire.
J’avais entendu parler de cette province mystérieuse et lointaine vers la fin des années 1970, dans une magnifique maison avec jardin de Montmartre, classée « atelier de la Ville de Paris » et occupée par un vieil artiste plutôt obscur mais pourvu d’un patronyme célèbre. C’est dire que son loyer était proche de zéro. Dans cette maison, S***, la fille aînée de la famille, recevait parfois ses amis, qui avaient comme particularité d’avoir des liens familiaux avec des célébrités de la vie culturelle ou politique et de ne pas faire grand-chose dans la vie. C’étaient des fils de, donc au courant de tout.
« Vous connaissez le dernier scandale ? lança à la blague la maîtresse de maison. Entre Saint-Germain et Montparnasse, on a mis à prix la tête de Jean-Francis Held pour avoir dévoilé sur la place publique le secret du Luberon… »
Jean-Francis Held était alors un journaliste vedette, spécialiste des questions de société au Nouvel Observateur, organe officieux de l’intelligentsia. Dans un long reportage, il avait sans vergogne révélé le fameux secret de famille, à savoir quel était ce lieu mystérieux où depuis plusieurs années la gauche caviar prenait clandestinement ses quartiers d’été. Dans la préhistoire, Albert Camus avait, peut-être sans le savoir, ouvert la voie en s’installant non loin de là, certes sur le « mauvais » versant du Luberon, à Lourmarin. Au milieu des années 1960, le journaliste-écrivain Jean Lacouture avait déniché une ruine paradisiaque jouxtant le bureau de poste de Roussillon. Parmi les célébrités germanopratines qui lui avaient emboîté le pas, non loin de là à Gordes, on mentionnait avec des trémolos dans la voix le nom du philosophe Étienne Balibar. Le Luberon était discret, à l’écart des grandes voies de communication, on sillonnait des chemins vicinaux pour aller rendre visite à des amis dans le village voisin ou prendre l’apéro à une terrasse ombragée. On croisait des journalistes de gauche, des directeurs de musée, des acteurs, des apparatchiks socialistes. Au mois de juillet, on faisait deux ou trois virées au festival d’Avignon, question de voir la version intégrale du Soulier de satin monté par Antoine Vitez et de saluer de loin quelques vieilles connaissances du 6e, d’autres habitués du Flore ou des Deux Magots.