Le Luberon fut pendant deux ou trois décennies la villégiature idéale, préservée de tout tape-à-l’œil, et par-dessus le marché inconnue du vulgaire. Il avait supplanté la presqu’île de Saint-Tropez, jadis point de ralliement de la bohème de luxe. À l’époque, Françoise Sagan partait de Saint-Germain à minuit et y arrivait tôt le matin pour y prendre des croissants au beurre chez Sénéquier. Mais Brigitte Bardot, Paris Match, les paparazzi, la clientèle du Byblos, les nouveaux riches, et les hordes de touristes et de curieux, avaient réussi à pourrir ce coin de paradis. Le vieux port de Saint-Tropez était devenu un mythe pour les magazines qu’on trouve chez le dentiste, il était temps pour la gentry parisienne d’aller planter ailleurs son jardin secret. Peu à peu, sans avertir les populations, elle émigra vers le Luberon.
Et voilà qu’en cette fin des années 1970, la sérénité de cette tribu insouciante qui ne demandait qu’à se faire oublier était troublée par un traître issu de ses rangs. Circonstance aggravante, on pouvait lire dans ce reportage, photos aériennes à l’appui, que toutes les belles maisons provençales achetées jadis pour une bouchée de pain, rénovées à grands frais, étaient désormais pourvues de piscines de belle dimension et que nos intellectuels menaient une vie de nouveaux riches. Il ne manquait plus que cette publicité intempestive pour attirer, justement, une vague de vrais nouveaux riches, circulant à bord de Mercedes climatisées et d’Alfa Romeo vrombissantes. Le fond distingué et bienséant du Luberon était solide, et la région demeura une référence, mais une référence un peu trop évidente. Puisque désormais tout le monde connaissait la branchitude de la région d’Apt, y compris les vendeurs de cabriolets ou de piscines, elle n’était plus vraiment tendance. Le prix du mètre carré continua de monter, mais la valeur morale et esthétique du Luberon se retrouva sur la pente déclinante, chacun savait que ce n’était plus ce que c’était.
La bonne société parisienne a toujours recherché des lieux hors les murs où on était assuré de se retrouver entre soi. À l’époque de Proust, il suffisait d’aller sur la côte normande, au hasard, à Deauville, Cabourg, Honfleur ou Étretat : on était assuré de n’y faire que de bonnes rencontres. Avec le développement du tourisme de masse, on n’est plus sûr de rien. Pour savoir où il convient de mettre — et surtout de ne pas mettre — les pieds, il faut être dans le coup, dans la confidence, ne pas croire ce qu’on lit dans Paris Match.
La côte normande demeure et restera, pour des raisons de commodité et de proximité, une villégiature pour Parisiens acceptable pour les week-ends ou le pont de la Toussaint. Mais on n’a guère entendu parler ces dernières années de gens un tant soit peu in qui y passeraient leurs vacances d’été. Honfleur et Trouville, c’est un délice à l’automne ou au printemps, il s’agit d’un petit déplacement en voiture improvisé, comme si l’on allait au coin de la rue. La côte normande, c’est banal, sans surprise, c’est notre banlieue à nous, clame le Parisien dûment informé. Dans ce contexte et à la condition d’avoir compris qu’on y côtoiera essentiellement une clientèle bourgeoise tendance fric, Deauville restera une destination valable pour de brèves escapades et la morte-saison. On continue d’y faire une virée le samedi après-midi pour jouer quelques plaques le soir au casino, puis bruncher le lendemain sur les planches avant de rentrer à Paris, et on assume. Cependant, les Parisiens un peu plus pointus ont depuis longtemps compris qu’il vaut mieux rester juste à la lisière de la cité balnéaire et opter pour sa fausse jumelle Trouville, qui partage la même gare de chemin de fer, et dont elle n’est séparée que par un petit pont. Bien qu’on y trouve là aussi un fort joli casino, et l’hôtel Flaubert, vieille maison donnant sur la plage, Trouville n’a rien de spectaculaire, et les nouveaux riches habitués du Normandy ou de l’hôtel du Golf ignorent souvent jusqu’à son existence. Bien que des commerçants et des journalistes locaux aient de longue date vendu la mèche et répandu ce slogan du Trouville, 21e arrondissement de Paris, le lieu a été jusqu’à maintenant relativement épargné par les foules et le tout-venant touristique. Il reste le plus parisien qui soit. Avant sa mort, Marguerite Duras y avait une résidence où elle écrivit ses derniers ouvrages[20]. Gérard Depardieu y passait du temps. Le soir, on allait au Central ou aux Vapeurs, deux brasseries presque interchangeables dont la cote ne cessait de monter et de descendre l’une par rapport à l’autre. On y croisait le chanteur Carlos, mais aussi Jacques Attali qui avait réussi à s’échapper d’un ennuyeux sommet international qui se tenait à Deauville. On y voyait des écrivains, des éditeurs, des psychanalystes connus. On aurait pu être chez Lipp, ou à La Coupole de la meilleure époque. De ces établissements où il est préférable de connaître certains habitués avant d’y mettre les pieds. Certes, la direction n’interdira pas l’accès à des nouveaux riches ou à des touristes japonais qui auraient découvert les lieux par inadvertance ou grâce à un guide, mais leurs voisins de table leur feront sentir qu’ils ne sont pas tout à fait bienvenus. Sauf cas d’espèce, les gens de droite n’y sont pas accueillis à bras ouverts non plus. D’ailleurs lorsque quelqu’un vous glisse au passage, Oui, le week-end dernier, on a décidé de se payer un bol d’air frais à Trouville, vous pouvez prendre pour acquis que ce quelqu’un se veut plutôt de gauche, et qu’il y a fréquenté d’autres gens du même bord.
Mais Trouville, si distingué soit-il, ne peut servir que pour les dépannages de courte durée. Il faut envisager d’autres destinations pour les longues vacances, des lieux préservés de la foule et où l’on se retrouve entre soi.
Si l’on a depuis longtemps une maison dans le Luberon, on la gardera, en faisant savoir à ses visiteurs qu’on est là depuis des décennies, que jamais au grand jamais on n’a payé les prix pour nouveaux riches des dernières années. Mais si l’on doit choisir de nouveaux quartiers d’été et que l’on a une certaine estime de soi, on cherchera un lieu plus original dont le nom ne s’étale pas déjà dans les magazines, un refuge discret, inconnu ou presque du grand public.
Ainsi le golfe du Morbihan. La dénomination reste suffisamment vague pour ne pas éveiller les soupçons du plus grand nombre. Dites Deauville, Cannes ou Monaco, et tout le monde aura compris que vous parlez de lieux de villégiature pour célébrités et richissimes. Mais le golfe du Morbihan ? Voilà qui reste assez flou et mystérieux. Certes les paysages sont beaux et — petit détail — le climat y est nettement plus clément que dans les Côtes-d’Armor ou le Finistère : on parle avec solennité d’un microclimat. Cela suffit-il à expliquer l’engouement discret et persistant de la bonne société parisienne ? La raison principale ne serait-elle pas plutôt celle-ci : si l’on pose ses pénates dans la région de Vannes ou de Quiberon, ou mieux encore à l’Île-aux-Moines, on est assuré de se retrouver en bonne compagnie. Ici vous aurez un ténor du barreau, là un romancier illustre, là encore un éditeur en vogue. En somme un voisinage flatteur, beaucoup de relations aimables et utiles, et pas trop de tourisme de masse. Un signe qui ne trompe pas : sur une carte touristique Michelin, vous découvrez dans cette zone une concentration impressionnante d’hôtels de charme et de restaurants étoilés, infiniment plus que dans le reste de la Bretagne. Ce qui donnerait à penser qu’on trouve dans la région une clientèle prospère et raffinée qui fera tourner ces établissements hors de prix. À la rentrée de septembre, on entendra dans des cantines à la mode de Montparnasse ou du faubourg Saint-Antoine des dialogues du genre :
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Dans une interview donnée un matin à France Inter, une semaine avant la célébration du trentième anniversaire de P.O.L., sa maison d’édition, Paul Otchakovsky-Laurens racontait, parmi ses souvenirs épiques d’éditeur, une engueulade homérique avec Marguerite Duras, dont il avait publié deux ouvrages tardifs. « Cela se passait, précisa-t-il, devant la terrasse des Vapeurs. » À Trouville, donc.