« Et toi, t’étais où ?
— Oh ! On était nulle part, dans la maison de famille de ma femme, sur le golfe du Morbihan. Et toi ?
— Bof… Pareil. On était à l’île de Ré pour ne rien changer. »
Dans les couloirs de Canal +, si l’on en croit Ollivier Pourriol, qui assura pendant une saison une chronique de « philosophie » au Grand Journal, on peut entendre une variante « internationale » du même dialogue : « T’es super bronzé. Tu reviens d’où ? — Los Angeles. — Toi aussi ? Vous allez tous en vacances au même endroit ou quoi ? — On est grégaires[21]. »
Pour le commun des mortels, il est aussi étrange de chercher à acheter à tout prix un appartement au métro Saint-Georges que de vouloir à tout prix passer ses vacances autour de Vannes ou Lorient. Ces lieux restent invisibles aux yeux du vulgaire. C’est ce qui leur donne justement tout leur charme.
Ainsi l’île de Ré, qui n’a rien de spectaculaire, et qui serait même plutôt banale en comparaison d’Ouessant, Noirmoutier ou Belle-Île-en-Mer. Soyons juste : Belle-Île constitue depuis plusieurs décennies un lieu de rendez-vous privilégié pour la gentry parisienne. Mais peut-être justement un peu trop privilégié : l’île est relativement difficile d’accès et, tout comme pour la petite île d’Yeu, il est presque impossible d’y faire passer une voiture pendant la belle saison. C’est un lieu pour habitués de longue date. Certains y ont une maison de famille sommairement retapée où ils gardent une voiture en fin de vie. D’autres prennent à grands frais l’avion depuis Lorient et vont directement au Castel Clara, un palace donnant sur les falaises de Port-Goulphar que l’éditrice Françoise Verny, le président Mitterrand et quelques autres honoraient de leur présence. On y fait de la marche à pied en bordure de falaise. D’autres prennent le bateau qui mène à Sauzon, s’installent à l’hôtel du Phare et louent des vélos. Ici on n’a pas le culte des voitures de sport bruyantes, la clientèle appartient à l’Éducation nationale, à l’université, au monde de l’édition et de la fonction publique. Les conversations sont feutrées, on ne hurle pas à la terrasse des cafés et des restaurants, on n’entend pas de musique techno. Belle-Île a toujours eu vocation à constituer un refuge pour Parisiens distingués. De là à dire qu’on peut y transporter et y caser la population de la rive gauche, il y a une marge : ici le terme happy few a une connotation vraiment restrictive.
C’est ce qui a peut-être fait la fortune de l’île de Ré, pourtant moins séduisante, mais qui a l’avantage appréciable d’être reliée au continent par un pont depuis un quart de siècle. Cette révolution aurait pu amener des hordes de touristes. Mais pourquoi seraient-ils venus ? À Ré il n’y a pas de paysages spectaculaires et on bronze beaucoup moins qu’en Méditerranée. La masse des estivants français ignore précisément que c’est le lieu le mieux fréquenté qui soit. On y croisera Philippe Sollers et Lionel Jospin, des journalistes célèbres et les éditeurs les plus exigeants, des écrivains et des artistes, des membres de cabinets ministériels, des directeurs de musée. Une population qui a les moyens d’acheter au prix fort une simple maison de pêcheur mais qui jamais n’étale son argent. Pendant l’été l’île de Ré abrite une société idéale en modèle réduit. Les écrivains sont invités à dîner chez des éditeurs — de préférence autres que le leur —, on discute des affaires du monde avec des essayistes réputés, on s’élève l’esprit. Les seules querelles qui surviennent certains soirs sous les étoiles consistent à savoir si en dernière analyse Ars-en-Ré n’est pas en train de dégringoler et de se faire damer le pion par Les Portes-en-Ré au titre de place to be. Étant bien entendu que Saint-Martin est depuis longtemps à éviter car le soir il y a la foule.
Il y a des gens de votre connaissance dont vous pouvez être sûr à l’avance qu’ils vous diront : Mes vacances, oh, j’étais à l’île de Ré. Certains, plus avisés des mouvements de mode à venir, ajouteront : Je me dépêche d’en profiter car bientôt ce sera infréquentable. Les enclaves parisiennes de haut niveau restent à la merci de quelques indiscrétions malintentionnées dans la presse.
L’île de Ré, c’est le nec plus ultra dans le genre Paris hors les murs, mais de gauche. Les gens qui la fréquentent avec assiduité n’ont que dédain pour l’argent.
La bourgeoisie d’affaires — ou paillettes — de la capitale dirige donc ses pas dans d’autres directions. Les femmes et même les hommes de ces milieux apprécient le bronzage intensif et les boîtes de nuit. Où aller passer l’été sinon en Méditerranée ? De ce point de vue, un yacht privé peut constituer une solution de bon goût : On était avec les Durand sur leur bateau, on a fait les calanques, c’était formidable, on n’a vu personne pendant dix jours. Mais le yacht privé n’est pas à la portée de tout le monde.
Dans les années 1920, on pouvait avec Scott Fitzgerald aller sur la Côte d’Azur — au sens large — les yeux fermés, tout était bien, depuis Cavalaire jusqu’à Menton, on n’y voyait que des gens de son monde, l’arrière-pays était une aventure sublime. Aujourd’hui cela fait déjà longtemps que le littoral des Alpes-Maritimes et du Var a mauvaise réputation. Si l’on ne choisit pas avec discernement son terrain d’atterrissage, on risque aussi bien de tomber sur une invasion de Russes ou de Saoudiens. Sans parler des hordes de campeurs. Saint-Tropez reste un pôle d’attraction prioritaire pour ceux qui ont envie de voir de belles filles sexy, des bateaux de luxe amarrés sur le port, l’étalage du fric et peut-être même quelques vedettes de cinéma. Mais comment avouer à son interlocuteur qu’on a passé le mois d’août à Saint-Tropez, ce qui prête à confusion ? On préférera lâcher négligemment : J’ai trouvé à louer une maison à Ramatuelle, il y avait plein de copains dans les environs. Certes, Ramatuelle n’est pas ni ne sera jamais l’île de Ré, car la bourgeoisie Rolex, liée au showbiz, à la pub, à la télévision, qui fréquente la presqu’île n’a pas la légitimité de la gauche caviar, ce n’est pas elle qui dit le bon goût. Mais la bourgeoisie paillettes l’ignore. Elle ne lit pas toutes les semaines Le Nouvel Observateur ou Les Inrockuptibles et ne sait pas que, malgré sa relative discrétion, Ramatuelle — sa plage 55, sa proximité avec Saint-Trop’ — est secrètement marquée au coin d’une certaine vulgarité. Ses habitués, quand ils rentrent à Paris en septembre, ne doutent pas un instant d’avoir fréquenté le lieu le plus furieusement parisien qui soit. La preuve : à la Plage 55 où ils ont leur rond de serviette ils ont croisé Robert De Niro l’autre jour en train de déjeuner à la bonne franquette d’une simple salade à soixante euros, comme tout le monde.