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Ces Parisiens tendance grégaire, qu’ils soient plutôt paillettes et Ramatuelle, ou plutôt psychanalyse et pêche aux bigorneaux à l’île de Ré, cherchent tous la même chose : se retrouver en bonne compagnie, avec des gens de leur niveau, qui pensent à peu près comme eux et vénèrent les mêmes idoles. Un luxe à savourer dans la discrétion et qui n’a pas de prix.

II

REPÈRES

5

L'homo parisianus n’existe pas

C’était une jeune femme à la fois amusante et exaspérante, qui parlait beaucoup et ne se laissait pas facilement oublier. Appelons-la Anne-Marie. Ce n’était pas une beauté, mais elle avait un charme indéniable et s’habillait avec un goût parfait, une pointe de provocation de manière à se faire remarquer, mais pas la moindre trace de tape-à-l’œil. C’était une flibustière sans véritable revenu fixe, qui avait sévi au sein de la nébuleuse de Libération, une joueuse de poker capable de faire tapis avec une modeste paire ou rien du tout dans les mains. Elle connaissait par cœur les lieux où il convenait de se montrer et s’y montrait aussi souvent que possible. Elle lâchait à bon escient les noms de ses relations. La fréquentation épisodique de Jean Baudrillard lui permettait de soutenir sa réputation auprès du tout-venant et d’aller frapper avec aplomb à la porte d’autres sommités parisiennes. Elle enrôlait autour de projets fumeux — qui avaient zéro budget et à peine davantage de vraisemblance — des inconnus croisés la veille mais qui pouvaient être utiles, parfois des personnalités de niveau plutôt convenable au regard de la vacuité de ses entreprises.

Je ne sais plus exactement dans quel but précis j’avais été recruté — à titre de journaliste nord-américain je suppose — mais j’avais retrouvé Anne-Marie dans un cocktail à la résidence de l’ambassadeur de Grande-Bretagne, où elle travaillait au corps un conseiller culturel à qui elle essayait de vendre un fantaisiste projet de fondation dont elle espérait devenir la directrice influente et rémunérée. Après qu’elle eut terminé ses mondanités, on ressortit de là et, sans la moindre hésitation, elle décida que la prochaine étape serait forcément l’hôtel Costes, un établissement discret situé rue Saint-Honoré. Des célébrités parisiennes s’y donnaient rendez-vous dans la semi-clandestinité de petits salons feutrés, on ne pouvait faire plus chic, d’ailleurs on commença par buter ce soir-là sur Catherine Deneuve.

Un autre soir elle opta pour la Brasserie Lipp, qui restait et demeure encore aujourd’hui un lieu incontournable de la vie parisienne, où se retrouvent les vedettes de la vie politique, du journalisme, de l’édition ou de la culture. Sans surprise le maître d’hôtel laissa tomber le verdict : « Il y a de la place mais à l’étage. » On y alla. Elle avait une conversation si divertissante que le maître d’hôtel en second — le chef de rang ? — laissa à son tour tomber son verdict à la fin de la soirée et glissa au responsable du rez-de-chaussée : « La prochaine fois tu les installeras en bas. » Y a-t-il à Paris consécration plus flatteuse ? Une autre fois encore, elle m’attira dans un autre guet-apens où elle avait l’intention de ferrer quelque poisson pour sa fantomatique fondation. Il y avait tout de même autour de la table deux ou trois « historiques » de Libération. Un peu oubliés mais historiques tout de même. Comme par hasard le rendez-vous avait été fixé au Tchao Bar, boulevard Rochechouart. Un bar-restaurant sur deux étages, avec de lourds fauteuils encombrants et prétentieux, bref l’un de ces lieux de nuit qui seraient totalement ringards si l’esprit parisien n’avait décrété qu’ils étaient désormais parfaitement à la mode. En fait, à cette époque, le quartier de Pigalle venait tout juste de basculer dans la branchitude et vivait un nouvel âge d’or, d’autant plus que seuls les meilleurs initiés étaient au courant de ce changement de statut. Rien de plus chic à Paris que de fréquenter un lieu que les ploucs tiennent pour vulgaire ou démodé, alors que justement il revient très fort, un secret jalousement gardé par les aficionados. Le Tchao Bar était alors à Paris un tel must que, lors des primaires à la candidature socialiste pour la présidentielle de 2007, l’équipe de Dominique Strauss-Kahn y avait installé son quartier général pour les soirs de débats télévisés. DSK, Anne Sinclair, Jean-Christophe Cambadélis, la séduisante communicante Anne Hommel, bref le gratin du microcosme se pressait dans cet endroit presque louche et lui donnait son onction, ce qui valait consécration officielle pour le temps présent et plusieurs années à venir.

Dans la jungle parisienne semée de pièges redoutables et de mirages, Anne-Marie faisait un parcours sans faute. Sans conteste, elle méritait le titre de Parisienne. J’avais croisé par la suite ce diplomate britannique de rang moyen à qui elle essayait de soutirer des subventions. Le jeune homme, de toute évidence impressionné par la capitale française, l’était tout autant par Anne-Marie qu’il tenait pour une parfaite incarnation du génie parisien. Ce en quoi il n’avait pas tort. Par pure malveillance, j’avais ricané : « Anne-Marie ? Elle est aveyronnaise ! » Il en était resté bouche bée : « Aveyronnaise ? J’ai toujours pensé qu’elle était parisienne ! »

Pour bien des gens, à commencer par les étrangers qui fréquentent la France avec assiduité et parlent sa langue, le Parisien se reconnaît au fait qu’il a l’air parisien : il prend volontiers l’air supérieur de celui qui sait tout, il est au courant des dernières modes, des dernières rumeurs, il connaît ou feint de connaître un tas de personnalités de l’art, des médias ou de la politique, et aborde son interlocuteur avec le ferme propos de l’intimider[22]. Pour ce jeune attaché d’ambassade britannique, Anne-Marie était la Parisienne exemplaire. Ni riche ni célèbre ni même promise à un avenir radieux, simplement parisienne. Il n’avait pas tout à fait tort.

Il y a des gens que vous croisez dans Paris et dont vous voyez immédiatement qu’ils ne font pas partie du tableau. Ils ont le projet d’aller au Caveau de la République applaudir des humoristes désopilants et croient que Jean Amadou est encore vivant. Ils rêvent d’aller voir la dernière pièce de boulevard avec Pierre Arditi et ensuite de souper au Pied de Cochon. Ces gens sont de simples touristes, des visiteurs qui passent épisodiquement pour affaires, des provinciaux, des Franciliens qui viennent rarement en ville. Ils cherchent leur chemin, regardent avec appréhension les Parisiens, c’est-à-dire tous les autres, les clients des bistrots, les passants qui ont l’air de savoir où ils vont et semblent avoir des relations dans le quartier.

Le Parisien se signale au contraire par son aisance à se mouvoir dans l’espace urbain. Comme cet univers est extrêmement compliqué, l’observateur étranger en conclura que cette agilité s’acquiert dans l’enfance, entre une maternité de Neuilly et une école primaire de la place Monge. Là où l’on apprend à avoir réponse à tout même quand on ne sait pas, à marcher d’un pas pressé pour éviter les quémandeurs, à se placer à proximité des belles femmes et des gens de pouvoir sans avoir l’air de chercher quoi que ce soit, à jouer de la distraction rêveuse dans les dîners en ville. Une telle science, se dira le non-initié, doit forcément se transmettre à la naissance ou au contact prolongé de l’air ambiant. La qualité d’homo parisianus semble susciter tant de respect — ou tant d’envie — que de toute évidence il doit s’agir d’une distinction comparable au titre de noblesse. Un club sélect et très privé où forcément l’on ne pénètre que par cooptation, à la condition d’avoir quelques atouts personnels, des appuis en haut lieu et un peu de chance.

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22

Mis à part le fait qu’on soit désormais en république et que, bien entendu, il n’y ait plus de Cour, presque rien n’a changé depuis que Louis-Sébastien Mercier écrivait, en 1783, à propos du Parisien : « Il parle de la Cour comme s’il la connaissait ; des hommes de lettres comme s’ils étaient ses amis ; des sociétés comme s’il y avait donné le ton. Il connaît aussi les ministres, les hommes en place. » In Le Tableau de Paris, op. cit.