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À l’usage, le même étranger, s’il gratte un peu, constatera qu’il n’en est rien. Ici le droit du sol ne s’applique pas. La majorité des Parisiens les plus éminents qu’il lui arrive de croiser — ou de voir à la télévision — ne sont justement pas de la capitale. Ils viennent de Lyon, de Marseille, du fond de la France profonde, de nulle part. Si l’on consulte leur notice biographique, on constate que le plus sophistiqué, le plus brillant, le plus insupportablement parisien des cinéastes contemporains, Éric Rohmer, était natif de Tulle. Vous avez bien lu : Tulle ! Patrice Chéreau venait du Maine-et-Loire, ce qui a priori ne disposait pas davantage à une brillante carrière au sein de l’avant-garde théâtrale.

Y avait-il quelqu’un de plus parisien que François Mitterrand ? Il connaissait tous les codes en vigueur, savait où il fallait habiter, dîner, flâner, bouquiner. Il avait sa table attitrée chez Lipp où M. Roger Cazes, patron et redoutable cerbère de l’établissement, le considérait comme un égal. En conséquence de quoi il posait au provincial inconsolable, vantait les mérites du romancier Jacques Chardonne et traitait avec mépris toutes les formes de parisianisme. Il sortait de chez lui sans argent, ce qui lui permettait de lâcher à un compagnon de table ou de taxi : « Ça ne vous dérange pas de régler la note, hein ? On s’arrangera après. » Savoir regarder l’argent de haut est une qualité très prisée dans cette région du monde. Mitterrand ne répugnait certes pas à fréquenter les restaurants trois-étoiles, qui ne l’impressionnaient pas, ou, un peu à l’écart de la foule, au bas des Champs-Élysées, Ledoyen qu’il appréciait. Mais il préférait les brasseries traditionnelles et les simples bistrots. Il avait ses habitudes chez Dodin-Bouffant (longtemps une étoile Michelin) parce que la nourriture y était bonne et que ça se trouvait à cinq minutes de son domicile. Mais il allait volontiers, encore plus près de chez lui, au pied de son immeuble, au couscous de la rue de Bièvre avec son célèbre beau-frère, Roger Hanin. Un soir que le chancelier Kohl était en visite, Mitterrand l’avait emmené dans un bistrot dont on reparlera, à trois rues de chez lui. Côté immobilier, Mitterrand avait un instinct sûr : longtemps il habita — en simple locataire — un bel appartement qui donnait sur les jardins de l’Observatoire, l’un des plus beaux cadres de Paris. Peut-être justement l’affaire de l’Observatoire[23], qui le poursuivit longtemps, l’avait-elle dégoûté de cette adresse. Avec Roger Hanin, il finit donc par acheter une maison de trois étages, située au fond d’une cour intérieure de la rue de Bièvre et que les journalistes rebaptisèrent abusivement hôtel particulier. Pouvait-on imaginer pour se loger un choix plus avisé et modeste que celui de cette rue vieille de plusieurs siècles, étroite et sombre, où les immeubles étaient il n’y a pas longtemps à l’état de taudis ? Pendant ses jeunes années, depuis la Libération jusqu’à la chute de la IVe République, Mitterrand fut un habitué, ou plutôt une vedette locale de Saint-Germain-des-Prés, LE quartier à la mode. Il y croisait, notamment à la librairie La Hune, sa vieille copine Marguerite Duras, peut-être François Nourissier, en tout cas des écrivains, car il n’y avait rien de plus chic à Paris. Signe extérieur suprême de réussite sociale, Mitterrand engrangeait de beaux succès féminins.

Voici comment Jean Cau le dépeint en 1956 :

Un homme jeune, au cheveu noir solidement planté, au teint blanc, sur le trottoir, à Saint-Germain-des-Prés, qui patrouillait devant le « Royal » et paraissait humer l’air chargé d’odeurs de femmes. (…) « Tiens, me dit-on, c’est Mitterrand qui drague… » Il était garde des Sceaux, en ce temps-là. Jeune, je l’ai dit, avec quelque chose d’avide et de chasseur de femmes (…). On m’assura qu’il était un chaud lapin et avait, pour l’heure, les faveurs d’une danseuse célèbre[24]

Sous couvert de méchanceté, c’était l’hommage suprême.

Les écrivains, les livres, les librairies, les femmes, les bistrots à la mode, la connaissance des quartiers utiles, le mépris de l’argent : il n’y avait donc pas de plus parfait Parisien que ce Mitterrand, né à Jarnac, élevé par les bons pères, devenu maire de Château-Chinon et inamovible député de la Nièvre. En comparaison, Giscard d’Estaing ressembla dès la quarantaine à un fin de race un peu démodé, et Jacques Chirac, malgré une naissance pourtant parisienne, à un gars de la campagne encombré par des bras et des jambes interminables et qui n’en finit plus de regretter la simplicité et les espaces corréziens. On peut avoir vu le jour intra-muros, avoir fréquenté le lycée Janson-de-Sailly et demeurer toute sa vie un provincial égaré dans la capitale.

Mitterrand n’avait pas franchement le complexe du provincial quand il se promenait boulevard Saint-Germain. S’il était un peu raide et emprunté au festival de Cannes, où il courtisait les starlettes, c’était simplement que, chose bizarre pour un homme public d’une telle envergure, il était un grand timide, notamment avec les femmes. Et pourtant il venait de très loin, c’est-à-dire du plus profond de la France profonde, de cette Charente si harmonieuse et modérée qu’on pourrait finir par croire n’y être nulle part.

Par pure coïncidence — mais en était-ce une ? — l’autre provincial arrivé aux plus hautes cimes de la vie parisienne, Roland Dumas, était lui aussi originaire du pays profond, de cette ville de Limoges où les adultères, les crimes et même quelques atrocités, si elles s’y produisent, sont promptement relégués au rayon des vieux souvenirs, bientôt recouverts d’une fine couche de poussière que plus rien ne vient troubler pendant des décennies.

« Roland Dumas, disait Bernard-Henri Lévy, était sans qu’on l’ait remarqué le personnage le plus romanesque de la mitterrandie, bien au-delà de Mitterrand lui-même. » Crinière de mousquetaire, puis de vieux séducteur impénitent, œil de velours, Dumas, né en 1922, était entré dans la Résistance à vingt ans, fut arrêté, s’évada, fut décoré de la croix de guerre à la Libération, songea à devenir chanteur d’opéra. Il a toujours eu du panache.

Devenu avocat en 1950, il additionnera les causes retentissantes : François Mitterrand pour l’affaire de l’Observatoire, Francis Jeanson et les réseaux de soutien au FLN algérien, les écoutes du Canard enchaîné. On le retrouve partie civile au procès Ben Barka, dans les affaires Markovic et Jean de Broglie. Il compte parmi ses clients quelques-uns des plus grands noms de la littérature et de l’art : Jean Genet et Jacques Lacan, les successions Picasso, Giacometti, Braque, De Chirico et Chagall. Côté sentimental, Roland Dumas commencera par faire un beau mariage avec une héritière des apéritifs Lillet, férue de psychanalyse, et continuera de papillonner.

Portant beau à plus de quatre-vingts ans, il lui arrive d’évoquer avec un sourire entendu quelques conquêtes amoureuses, notamment Nahed Ojjeh, richissime veuve d’un marchand d’armes saoudien installée à Paris et fille de l’ex-ministre syrien de la Défense. Pour couronner le tout, il habite un bel appartement dans l’île Saint-Louis.

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23

En 1961, alors qu’il faisait figure de principal opposant à de Gaulle, Mitterrand avait été pris dans une ténébreuse affaire. Ayant été « averti » par un individu louche d’un attentat qui se préparait contre lui, il avait feint d’échapper aux balles de tueurs postés à proximité de son appartement et avait alerté la presse. Ce faux attentat faillit lui coûter sa carrière politique.

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24

Jean Cau, Croquis de mémoire, Julliard, 1985, coll. La petite vermillon.