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Pour la totalité des observateurs étrangers de la vie française, qu’ils fussent journalistes, diplomates ou autres, François Mitterrand et Roland Dumas incarnaient la quintessence du parisianisme. Aucun d’entre eux n’aurait cru un seul instant qu’ils venaient de paisibles chefs-lieux de province dont même les Français ne savent rien, sinon qu’on y a déjà produit de la porcelaine, un festival de la BD ou quelques Rastignac.

Le fait d’être né à l’intérieur de l’ancienne enceinte de Thiers — ou mieux : de l’ancien mur des Fermiers généraux — devrait pourtant constituer un avantage décisif dans la course vers les sommets de la société. On peut compter sur la famille, surtout si elle est nombreuse et prospère, pour vous mettre le pied à l’étrier. On se trouve à portée de fusil de l’École alsacienne, des lycées Henri-IV et Montaigne, des meilleures classes préparatoires, de la quasi-totalité des grandes écoles, de Sciences Po et de Paris-Dauphine. À moins d’être complètement idiot, on peut sans grand effort se constituer à vingt ans un beau carnet d’adresses.

Mais voilà la surprise : les personnalités que l’on juge éminemment parisiennes sont rarement natives de la capitale. À se demander ce que sont devenus les rejetons des grandes familles qui tenaient le haut du pavé depuis des décennies. Se pourrait-il en effet que l’atmosphère confinée de cette ville ait pour conséquence de dessécher ceux qui y ont trop longtemps habité ? En politique, une personnalité véritablement ambitieuse qui a eu le « malheur » de naître intra-muros s’empressera de se bâtir un fief en province, là où se trouvent les « vrais gens ». François Baroin est à Troyes, Benoît Apparu à Châlons-en-Champagne, Bruno Le Maire à Évreux. Avoir une circonscription dans la capitale, à proximité du pouvoir suprême, est une fausse bonne idée. C’est un peu comme être élu de nulle part. Claude Goasguen, Françoise de Panafieu ou Pierre Lellouche, qui ont ou avaient des circonscriptions de droite inexpugnables, ont toujours eu du mal à convaincre leurs interlocuteurs du fait qu’ils avaient de vrais électeurs, moyens et ordinaires. Un siège de député de Paris, tout confortable qu’il soit, reste le plus mauvais chemin qui soit pour faire une carrière nationale. Tant qu’à chercher à avoir ses aises dans une circonscription proche de son appartement du 6e arrondissement, il vaut mieux à tout le moins franchir le périphérique, telle Valérie Pécresse à Saint-Germain-en-Laye ou Nathalie Kosciusko-Morizet, un temps maire de Longjumeau et députée de l’Essonne. On considère volontiers que François Fillon a commis une erreur en venant faire main basse en 2012 sur la circonscription la plus vieille-bourgeoise de Paris, dans le 7e.

Parmi les vedettes de la politique, la liste des Parisiens de naissance est étonnamment courte, et encore ceux-ci se sont-ils toujours empressés d’effacer cette tare originelle. Jamais on n’aurait pu penser que Michel Debré, premier Premier ministre de De Gaulle et chantre de la natalité française, était né à Paris : en 1958 on le retrouve député de la Réunion puis, plus tard, de la ville d’Amboise. Valéry Giscard d’Estaing a cherché toute sa vie à se faire passer pour un Auvergnat, Jacques Chaban-Delmas pour un pur Bordelais et Jacques Chirac pour un Corrézien. Est-ce que la carrière de Michel Rocard, d’une certaine manière, n’a pas souffert de cette naissance presque parisienne à Courbevoie, ville natale de Céline et d’Arletty, quintessence d’un certain Ouest parisien jadis populaire, aujourd’hui englouti par la Défense ? Pour n’avoir jamais consenti à se refaire une virginité politique au fond de la province, Michel Rocard a peut-être attiré sur lui le soupçon terrible de ne rien comprendre à la campagne, aux arbres et à la nature, contrairement à son heureux rival Mitterrand. Le même reproche poursuit depuis toujours l’ex-maire de Neuilly Nicolas Sarkozy : trop urbain, trop ignorant des choses de la terre, indifférent à la France profonde, un peu louche en somme. Pour faire une belle carrière nationale, il convient de conquérir Paris avec un peu de fumier à ses semelles, ou en tout cas de venir d’ailleurs. Dominique de Villepin, fort à l’aise dans les milieux les plus distingués, est né au Maroc. Edgar Faure, qui maîtrisait fort bien lui aussi les codes en vigueur — au point d’écrire des romans policiers sous le pseudo d’Edgar Sanday —, avait vu le jour dans une ville aussi improbable que Béziers. Quant au « juif allemand » Daniel Cohn-Bendit, n’est-il pas l’incarnation même de l’esprit parisien, frondeur, cultivé, brillant débatteur et peu conformiste ?

Dans le domaine culturel ou littéraire, la liste des Parisiens de souche est courte. Les éditeurs Claude Gallimard et Jérôme Lindon sont nés à Paris — mais pas Bernard Grasset, natif de Chambéry. Plusieurs comédiens : Jean-Paul Belmondo (Neuilly), Alain Delon (Sceaux), Catherine Deneuve, Pierre Arditi. Le chanteur Renaud. Édith Piaf. Quelques metteurs en scène : François Truffaut, Antoine Vitez, Mais pas Jean-Luc Godard (Suisse) ou Jean-Pierre Mocky (Nice), non plus que Patrice Chéreau (Maine-et-Loire) ou Éric Rohmer (Tulle), Maurice Pialat (Puy-de-Dôme) ou Alain Resnais (Vannes).

Parmi les gloires de la chanson, Charles Aznavour mis à part, tous ceux qui ont enflammé Paris viennent d’ailleurs : Jacques Brel de Bruxelles, Léo Ferré de Monaco, Gilbert Bécaud de Toulon et Georges Brassens — qui n’avait certes rien de parisien — de Sète.

Dans le monde de l’édition et de la littérature, on trouve quelques misanthropes, qui sont toujours restés cachés au fond de leur province — Julien Gracq et Pierre Michon — ou exilés dans des contrées lointaines comme Le Clézio. C’est presque malgré eux qu’ils sont devenus des célébrités parisiennes : provinciaux ils étaient, et heureux de l’être. On trouve également, en petit nombre, de purs produits du pavé parisien : Françoise Sagan et Patrick Modiano, qui ont d’ailleurs en commun d’exprimer dans leurs romans la même fatigue désabusée, une certaine étrangeté au monde, comme si Paris était un décor, un théâtre de la décadence, une serre artificielle, un huis clos dont les protagonistes ne sont pas tout à fait réels. Frédéric Beigbeder, qui a vu le jour dans une maternité de Neuilly, marche sur leurs traces avec un certain brio. Mais si l’on devait citer les vedettes les plus incontestables apparues au cours du XXe siècle et qui ont régné sur le Tout-Paris, pratiquement aucune ne venait de la capitale : Jean Anouilh et François Mauriac venaient de Bordeaux, Julien Green était américain, Marguerite Duras était née en Indochine et Albert Camus en Algérie. En ce début de XXIe siècle, notons que ceux qui incarnent au plus haut point le parisianisme sont des pièces rapportées : Philippe Sollers est lui aussi de Bordeaux, Bernard-Henri Lévy d’une famille pied-noir d’Algérie, Christine Angot de Châteauroux, Marie Darrieussecq de Bayonne. Quant aux frères Olivier et Jean Rolin, ils sont peut-être nés à Boulogne-Billancourt, mais ils ont passé leur enfance en Afrique, suivant les pérégrinations de leur père aux colonies. Et pourtant quoi de plus parisien que les frères Rolin ? Ils ont été maos, ont joué un rôle central au sein de la Gauche prolétarienne, dont ils se sont bien sûr séparés mais sans jamais abjurer leurs « erreurs de jeunesse », ont réussi à s’accrocher à de beaux appartements idéalement situés, ont fait partie de la mouvance Libé, ce qui facilite l’accès aux plus hautes sphères parisiennes. Olivier Rolin fut même pendant quelques années le chevalier servant de Jane Birkin, l’une des personnalités les plus chics de la vie parisienne. Elle est londonienne, chacun le sait, elle a même conservé et cultivé un accent britannique pour bien faire savoir au tout-venant qu’elle n’est pas native du département de la Seine. C’est une grande mondaine venue d’ailleurs qui a mis en pratique cet aphorisme de Sacha Guitry : « La duchesse M*** était si manifestement étrangère que chacun la croyait parisienne. »