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La naissance en sol parisien, loin de constituer une garantie d’accès à la meilleure société, serait plutôt un motif de méfiance : il restera à l’impétrant à démontrer qu’il n’est pas seulement un héritier à la cervelle vide, un produit anémié des beaux quartiers et de la vie nocturne. Le handicap n’est pas insurmontable, mais il faut faire ses preuves. Si vous arrivez de la province lointaine ou de l’étranger, fût-ce à dix-huit ou dix-neuf ans, l’âge idéal pour réussir le concours d’entrée à Normale sup, on dira de vous que vous apportez du sang neuf dans la capitale, que vous avez un bagage, un jardin secret, de l’originalité, une touche personnelle. Encore faut-il vous faire remarquer, arriver jusqu’à la rue d’Ulm, être coopté à Saint-Germain-des-Prés, être admis dans la nébuleuse Gallimard, avoir vos entrées au Nouvel Obs, bref prouver que vous avez cette vitalité qui manque aux fins de race parisiens. On ne dira pas de vous : c’est un plouc, mais au contraire : c’est le jeune homme qui monte.

Paris n’est pas un lieu géographique où il suffit de naître ou d’habiter, c’est une abstraction, un concept qu’il faut intégrer dans son organisme. Pour plagier Simone de Beauvoir, on ne naît pas parisien, on le devient. Et on tente de le rester.

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Les intouchables

Paris est une ville de castes où les visiteurs en provenance de l’Inde ont de fortes chances de ne pas être dépaysés. Comme chez eux, il y a tout en haut de la pyramide la caste suprême des brahmanes ; juste en dessous, les kshatriya (guerriers) qui ont la charge du gouvernement et de l’armée, puis les vaishya (commerçants) qui ont celle de l’économie. Plus bas, les très nombreux shudra (serviteurs) qui exercent les métiers manuels et « inférieurs ». Et finalement, quelque part dans les soubassements de la société, les chandâl, les hors-castes qui dans leur pays exercent les métiers sales dont personne ne veut : blanchisseurs, embaumeurs, balayeurs. On les appelle le plus souvent les intouchables[25].

Comme à New Delhi ou à Bombay, les brahmanes parisiens jouissent de la considération générale : ils sont enseignants, professeurs, intellectuels, fonctionnaires, jadis ils étaient prêtres. Des professions qui ne salissent pas les mains car on n’y touche pas à l’argent. On situait traditionnellement les brahmanes sur la rive gauche, dévolue à l’université depuis environ mille ans. Les aléas de l’immobilier ont brouillé les cartes, et les brahmanes sans fortune ont progressivement migré vers l’Est parisien — certains dans le 5e, la plupart vers les anciens arrondissements populaires de la rive droite, les 9e, 10e, 11e et 20e.

Les guerriers — militaires et gouvernants — se retrouvent disséminés à travers la capitale, selon leur grade et leur état de fortune. Certains vivent au-delà du périphérique. Il en va de même pour les commerçants, autrement dit les gens de la finance et de l’industrie : les plus importants ont toujours occupé l’ouest de la capitale. Le 16e reste leur château fort : ils y ont voté à 78 % en faveur de Nicolas Sarkozy au second tour de la présidentielle de mai 2012. Les brahmanes ne fréquentent guère les commerçants et réciproquement. Les serviteurs, quant à eux, ont depuis longtemps émigré en banlieue, d’où ils reviennent chaque matin pour faire le ménage des castes privilégiées, les voiturer, réparer les tuyaux qui fuient. Et puis il y a les intouchables, les exclus. La plupart sont pauvres et vivent où ils peuvent en Île-de-France. Quelques-uns, pas très nombreux, sont riches ou très riches et vivent somptueusement dans les plus beaux quartiers de la capitale. Ce qui ne veut pas dire qu’ils y sont les bienvenus.

On peut avoir beaucoup d’argent et même du pouvoir, posséder un hôtel particulier dans l’une des rues les plus prestigieuses de la capitale, et ne pas être véritablement un Parisien. Pour avoir droit à ce titre, il faut avoir été coopté par ses pairs et admis dans leur cercle privé. Le titre de Parisien ne s’achète pas. Ou plutôt : si l’on a dépensé des millions pour l’acquérir, il n’aura pas plus de valeur — aux yeux de ceux qui savent — que les titres de noblesse distribués par le Vatican au début du XXe siècle.

Ainsi Bernard Tapie. Si le droit du sol s’appliquait, il n’y aurait pas plus parisien que lui. Il a passé son enfance dans une famille ouvrière de La Courneuve, mais sa notice biographique indique une naissance dans le 20e arrondissement — tout comme Jacques Delors —, ce qui constitue un vrai début de légitimité. Tapie a été une vedette de la télévision, un allié du puissant Francis Bouygues lors de la privatisation de TF1, un homme d’affaires — dans tous les sens du terme — à succès. Il a été le propriétaire — et dirigeant — de l’Olympique de Marseille, club de football mythique, le seul à avoir gagné la prestigieuse Ligue des champions. Il a été député radical de gauche de Marseille. Il a été ministre du gouvernement Bérégovoy en 1992-93. Le président Mitterrand avait des bontés pour lui. Sur la liste MRG (Mouvement des radicaux de gauche) menée par « Nanard » aux européennes de 1994 — pour nuire à Michel Rocard — figuraient Kouchner, le politologue Olivier Duhamel ou Christiane Taubira. L’homme avait de puissantes relations, et sa liste obtint plus de douze pour cent des voix, torpillant à jamais les ambitions présidentielles de Rocard.

Je l’avais rencontré chez lui, à la fin du mois d’août 1996. Rendez-vous avait été fixé à son hôtel particulier de la rue des Saints-Pères, à la frontière des 6e et 7e arrondissements, à ma grande surprise, car officiellement le Crédit Lyonnais avait depuis longtemps saisi la maison, lors de la mise en faillite de Bernard Tapie Finance.

Le motif de la rencontre : Bernard Tapie venait d’entamer une carrière d’acteur et tenait la vedette dans le dernier opus de Claude Lelouch, Hommes femmes mode d’emploi. Un film copieusement assassiné par les critiques, même si on les avait par prudence privés des habituelles projections de presse. Il est vrai que l’œuvre était particulièrement nulle et appartenait à la catégorie du sous-Lelouch. Mais Bernard Tapie devenu acteur de cinéma, c’était un événement et une curiosité, même si plus rien n’étonnait de la part du petit gars de La Courneuve qui avait commencé sa carrière publique trente ans plus tôt en poussant la chansonnette.

Tapie se trouvait à ce moment-là au plus creux du creux de la vague, au bord de l’abîme. Il était encore député (apparenté socialiste) des Bouches-du-Rhône et député européen, mais une affaire de truquage d’un match de football entre son club de Marseille et celui de Valenciennes était en train de le rattraper. Tapie avait été condamné pour corruption en première instance puis en appel et il était désormais menacé de prison à brève échéance, à moins d’un improbable revirement de la Cour de cassation. Fatalement, on allait le déchoir de ses deux mandats de député — français et européen — et le déclarer inéligible pour cinq ans.

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25

Voir Marc Boulet, Dans la peau d’un intouchable, Éditions du Seuil, 1994.