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En cette fin du mois d’août 1996, le scénario-catastrophe est pratiquement écrit, d’ailleurs la levée de son immunité parlementaire au Palais-Bourbon aura lieu quelques jours plus tard, le 5 septembre. La superstar Bernard Tapie, que l’on imaginait un an plus tôt encore candidat à la présidence de la République ou à tout le moins maire de Marseille, est désormais failli et ruiné, à la veille de se voir déchu de ses mandats politiques et condamné à une peine infamante. C’est à un quasi-paria que je rends visite.

On dira ce qu’on voudra sur la subtilité, les bonnes manières ou la moralité du personnage, mais Bernard Tapie a du ressort : il n’y a pas si longtemps encore, il fréquentait les grands de la République, le Crédit Lyonnais lui prêtait sans discuter les deux milliards de francs nécessaires à l’achat d’Adidas, il était à la fois riche et puissant. Le voilà sans le sou, menacé d’expulsion de sa propre maison, chassé de la scène politique et au seuil de la prison. D’autres ont été détruits par moins que ça. Pas lui. Il encaissera la mise en faillite, l’inéligibilité, cinq mois de prison, et on le verra refaire surface avec le même aplomb que la veille. On ne veut plus qu’il fasse des affaires ou se mêle de politique ? On le retrouvera acteur de théâtre dans Vol au-dessus d’un nid de coucou, où il reprend le rôle de Jack Nicholson, et dans Oscar, où il succède sans complexe à Louis de Funès. Ce n’est ni Shakespeare ni Jean Vilar, mais les salles sont pleines, et Tapie l’acteur n’est pas plus mauvais que bien d’autres dans des pièces de boulevard. Il fera plusieurs téléfilms, dont douze épisodes de Commissaire Valence. Deviendra un temps simple commentateur de matchs de football. Il n’a pas peur de se retrousser les manches et de se salir les mains. Tapie est une forte personnalité.

Quand je le vois ce jour-là, peu après la sortie du film de Claude Lelouch, il manifeste une assurance imperturbable. À sa place je n’aurais pas une folle envie de parler aux journalistes. Encore moins de les recevoir dans cet hôtel Givenchy marqué du sceau de la banqueroute. La cour intérieure est entièrement vide, les murs en mauvais état. En principe, le bâtiment a été saisi par le Crédit Lyonnais qui l’a mis en vente. Derrière les vitres sales, on devine qu’il a été vidé de ses meubles. Curieusement, l’ancien propriétaire a obtenu le droit de rester sur place, mais dans un réduit qui a les dimensions d’une petite maison de gardien sur deux étages. À l’intérieur, de gros meubles sont entassés et des tapis roulés comme dans un entrepôt. Très à l’aise, tenue décontractée avec un simple pull, Tapie me fait signe de le suivre et se faufile au milieu du capharnaüm. Au passage il adresse quelques remarques désagréables à un jeune homme qui doit être son fils. On arrive dans une pièce encombrée où il s’installe derrière un bureau trop grand qui manifestement ne sert à rien.

Alors il commence une carrière d’acteur ? Oui, répond-il négligemment, à la manière d’un Howard Hugues qui vous dirait : les affaires m’ennuient, j’en ai fait le tour, je vais désormais me consacrer exclusivement au cinéma… Rien à voir avec sa mise en faillite personnelle ni ses ennuis judiciaires, bien sûr. Bernard Tapie a simplement envie de connaître de nouvelles expériences. Qu’il soit le nouveau Marlon Brando français, le rival de Gérard Depardieu, il n’a aucun doute là-dessus. D’ailleurs, me dit-il, « j’ai été approché par les Américains : ils me proposent le rôle de Che Guevara dans une production en train de se faire ». Le rôle de Guevara ? Rien que ça ? Ce jour-là, Tapie n’en dira pas plus : ni quel en sera le réalisateur, ni pourquoi ce remake d’une production où Omar Sharif tenait le rôle-titre quinze ans plus tôt. Sur le coup, je suis éberlué, et un peu sceptique. Mais l’homme a de réels talents de vendeur, il lâche ça au détour d’une phrase avec une parfaite désinvolture… Et si c’était vrai ? Tapie est le champion toutes catégories des annonces mirifiques et des déclarations tonitruantes. Quand plus tard on l’entendit, après l’arbitrage en sa faveur dans l’affaire Adidas, expliquer les larmes aux yeux à la commission parlementaire pourquoi il méritait, outre les 358 millions d’euros généreusement décidés par l’arbitrage, ces 45 millions supplémentaires accordés à titre de préjudice moral, on finissait par penser, au moins une fraction de seconde : c’est vrai, il a été victime d’une telle injustice… Je me suis donc dit : et si en effet Hollywood lui confiait le rôle de Che Guevara ?

Pour rester dans l’actualité — la levée de son immunité parlementaire va être prononcée dix jours plus tard —, je lui demande s’il craint la prison, s’il pourrait sortir indemne de cette dégradation publique. Sans se démonter, calé dans son fauteuil, au milieu de ce bureau inutile, il répond avec une gravité qui semble parfaitement naturelle : « La prison, ça ne vous détruit pas si vous avez la force de caractère, on peut très bien y survivre. Prenez l’exemple de Nelson Mandela… »

Nelson Mandela !

Je n’ai pas osé lui faire remarquer que Nelson Mandela n’avait pas fait vingt-sept ans de prison pour avoir truqué un match de foot mais pour des raisons politiques et qu’il avait été condamné par un régime pas vraiment démocratique.

Un aplomb et un culot illimités, même dans les situations les plus désespérées : ce seraient plutôt des qualités personnelles incontestables, pas si courantes dans les hautes sphères de la société. Mettez Bernard Tapie dans un salon distingué, entre un philosophe mondain et un physicien candidat au Nobel : d’abord il s’intéressera à eux et établira le contact, puis il tiendra le crachoir sans discontinuer jusqu’au café. Sans le moindre complexe. Peut-être ne sera-t-il pas réinvité mais, le temps d’une soirée, il aura occupé le haut du pavé. Peut-être même aura-t-il amusé. Envoyez-le dans les bas-fonds : il deviendra chef de bande. Bernard Tapie a de la vitalité, pour ne pas dire qu’il en a. Il est capable de faire face à toutes les situations, ce qui n’est pas la qualité première du bourgeois parisien.

Mais justement Tapie n’est ni un bourgeois ni vraiment un Parisien, au sens où il aurait été reconnu comme tel par ses pairs et ceux qui décident de l’appartenance au club. Il incarne assez bien ce qu’on pourrait appeler l’intouchable à Paris. À moins qu’il ne soit le roi des Roms, à l’image de cet étrange héritier d’une étrange couronne qui, en Roumanie, s’est construit un épouvantable palais décoré de marbre, de velours et de dorures, roule en super-limousine pour aller rendre justice à travers le pays et régler des litiges d’ordre commercial ou privé au sein de la communauté tsigane.

Le passage par la case prison n’a certes pas arrangé les affaires de Tapie aux yeux de la bonne société, mais la bonne société, il n’en a jamais fait partie. On se souvient de cette extraordinaire photo, publiée dans Paris Match après l’acquisition du fameux hôtel particulier de Cavoye, racheté en 1986 à la maison Givenchy pour cent millions de francs de l’époque. Le nouveau maître des lieux posait avec son épouse pour le petit déjeuner (fruits multicolores, cristal, porcelaine et argenterie comme dans les publicités pour hôtels de luxe) devant une monumentale table de marbre ouvragée aux pieds sculptés.

À l’époque, une amie urbaniste m’avait juré que, dans certains (beaux) quartiers de Paris, il y avait des personnages riches et douteux à qui on n’acceptait pas de vendre. Le bon 7e arrondissement, les nobles rues de Grenelle, de Varenne et de Babylone arrivaient en tête de liste. Or Tapie, avec ses lourdes chevalières et ses Rolex, avait précisément débarqué au cœur de la « Cité interdite », dans ce bâtiment de 1640, vaste cour intérieure, 600 mètres carrés habitables, jardin arrière de 882 mètres carrés. L’une des plus somptueuses résidences privées du faubourg Saint-Germain. En réalité, cette amie voulait sans doute dire que si un acheteur douteux fait son apparition, on n’acceptera de lui vendre qu’avec une rallonge de vingt ou trente pour cent. Il est possible qu’en 1986 on ait fait payer à Bernard Tapie un prix fortement majoré : huit ou neuf ans plus tard, la filiale du Crédit Lyonnais n’en demandait plus que soixante-dix millions, trente de moins que ce qu’avait payé Bernard Tapie Finance, et ne trouvait pas acquéreur. À Paris, on accepte de marcher sur ses principes, de vendre à des intouchables, des oligarques russes, des dictateurs exotiques, des héritiers de fortunes douteuses ou des marchands de canons à la condition qu’ils mettent sur la table des sommes très supérieures à ce que paieraient de vrais Parisiens. Des membres du sérail, passant devant l’hôtel particulier aujourd’hui de plus en plus délabré de Bernard Tapie — ou le pied-à-terre de 600 mètres carrés de Takieddine —, feront remarquer que c’est le palazzo acheté à coup de dizaines de millions par un parvenu qui croyait s’offrir un quartier de noblesse et que bien sûr personne ne fréquente.