Выбрать главу

Voici donc le critère. Le ticket d’entrée dans Paris ne s’achète pas, il se mérite. On ne pénètre pas de force dans les salons, il faut être coopté. Une grosse fortune ne suffit pas, elle ferait même plutôt mauvais genre. De vouloir s’imposer de manière aussi voyante à coups de dizaines de millions, dans le saint des saints, est une circonstance aggravante. Si Tapie avait eu le bon goût de se faire discret, de suivre les conseils d’un mentor généreux, d’attendre patiemment les invitations, de grimper un à un les échelons, il aurait eu une petite chance de faire oublier les origines douteuses de sa fortune. Peut-être au passage une maîtresse de bon niveau lui aurait-elle expliqué le B.A.BA du bon goût et les effets désastreux des grosses bagues. Mais il n’était pas dans la nature de notre self-made-man de patienter ou de se plier aux bonnes manières du faubourg Saint-Germain. Peut-être même était-ce au-dessus de ses capacités.

Un homme comme Bernard Arnault n’avait pas partie gagnée à l’avance lorsqu’il a débarqué à Paris : fils d’une bonne famille d’industriels de Roubaix sans plus, polytechnicien tout de même, brièvement exilé en Floride en 1981 pour ne pas avoir à frayer avec les collectivistes, il était à la fois un obscur et un homme d’argent réputé rapace. Mais en débarquant à Paris, Arnault s’est employé à ne jamais être vu dans les cercles du Tout-Paris, à ne pas avoir l’air de chercher les relations en haut lieu, à jouer les hommes invisibles. Tout juste a-t-on appris qu’à la manière des grands carnassiers le jeune homme timide et policé avait de deux coups de patte estourbi l’un après l’autre les vénérables patrons de Louis Vuitton et Moët Hennessy, mais aussi qu’il avait un jour embauché un orchestre symphonique réputé au Japon et loué une salle de concert pour exécuter lui-même au piano le concerto de Tchaïkovski. Il avait fait fortune un peu trop rapidement et sans s’embarrasser de scrupules superflus, mais c’était dans le secteur du grand luxe et cela constituait une circonstance atténuante. Par ailleurs, il était devenu — à la hauteur de son rival François Pinault — un mécène généreux et avisé, ce qui effaçait beaucoup de « fautes ». Il était devenu fréquentable.

Tapie, c’est autre chose. « Est-ce que j’ai une tête à être l’amie Bernard Tapie ? » lançait au journal télévisé, lors de l’affaire du fameux arbitrage Adidas, Christine Lagarde, dont le genre patricien n’est plus à démontrer.

Le célèbre flibustier a été ministre en 1992–1993. Et ministre d’un gouvernement socialiste, une fonction qui en principe lave encore plus blanc quand on est un homme d’affaires réputé vulgaire. Il avait la protection de Mitterrand, on l’a dit. Le ministre de la Ville et propriétaire de l’Olympique de Marseille en était-il pour autant adoubé dans la bonne société ? On pouvait fort bien penser que la faveur de Mitterrand ne valait pas brevet de vertu ou de noblesse car, en tant que monarque, celui-ci se jugeait au-dessus de ces considérations morales et fréquentait ou adoubait qui il voulait, sans jamais se compromettre. Louis XIV ne disait-il pas à cette roturière de Mme de Maintenon, pour la rassurer sur sa légitimité : « C’est moi qui décide de la noblesse des uns et des autres » ? Mitterrand avait longtemps déjeuné avec René Bousquet, il avait passé sa vie à fréquenter Roger-Patrice Pelat, il pouvait bien serrer la main de Bernard Tapie sans se salir. Cela ne faisait pas pour autant de ce dernier un chevalier de la Table ronde. Les autres preux chevaliers, garants de la République, tels Pierre Mauroy, Robert Badinter ou Lionel Jospin, ne se sentaient pas pour autant obligés de faire des courbettes à cet éphémère favori. Badinter, Jospin ou Martine Aubry recevaient-ils ou auraient-ils reçu Tapie dans le cercle familial ou amical ? Rien de moins sûr. Il a pu arriver que de grands témoins de moralité partagent la table de Tapie (à déjeuner et en terrain neutre) parce qu’on leur en avait donné l’ordre ou parce qu’un important dossier requérait leur présence. Pour autant qu’on le sache, même Roland Dumas, mitterrandien pourtant sulfureux, parfois ostracisé par les professeurs de vertu, se serait bien gardé d’aller passer ses soirées rue des Saints-Pères à l’hôtel ex-Givenchy, même à l’époque où son propriétaire était ministre de la Ville. Le 5 septembre 1996, jour de la levée de l’immunité parlementaire, on vit Jack Lang poser sa main sur l’épaule du député déchu des Bouches-du-Rhône. Quand il fut emprisonné, Bernard Kouchner fut l’un des seuls à lui rendre visite avec assiduité. Dans les deux cas, on ne peut que remarquer l’élégance du geste, mais Kouchner et Jack Lang sont toujours demeurés des originaux pour ne pas dire des marginaux du Parti socialiste et de la politique. On pourrait penser que l’infortuné Pierre Bérégovoy, qui par ailleurs avait de la fascination pour ceux qui ont réussi en affaires, recevait parfois Bernard Tapie dans son cercle intime, mais justement Bérégovoy était, on l’a vu, un non-Parisien qui ne savait absolument pas qui il ne fallait pas fréquenter.

Faut-il à tout prix pour se voir décerner le brevet de Parisien fréquenter Robert Badinter ou d’autres aussi éminentes consciences de la République en leur 6e arrondissement parisien ? Dieu merci, ce n’est pas exactement ainsi que cela se passe. Mais Paris est une société de castes où, pour avoir droit au respect de ses voisins, il convient à tout le moins d’être persona grata au sein de votre profession, de votre corporation, de votre milieu. Un universitaire (de gauche) parisien peut tout aussi bien aller se jeter dans la Seine s’il n’est pas reçu par d’autres universitaires, s’il est traité comme un intrus. Un psychanalyste ne peut marcher la tête haute dans Saint-Germain ou Montparnasse s’il n’est pas salué par d’autres freudiens de son acabit. Un journaliste politique est mal vu s’il n’est pas reçu par des collègues de même rang. Il en va de même pour les limonadiers du Sud-Ouest, pour les derniers fourreurs du Sentier, pour les Aveyronnais du Tout-Paris : obligation est faite à chacun de fréquenter dans sa catégorie, d’être reçu avec les honneurs, et à son propre niveau.

Bernard Tapie était un homme d’affaires parti de moins que rien et qui avait spectaculairement réussi, sans toucher ni au commerce des armes ni au trafic de drogue. Il aurait pu et dû se retrouver, par intermittence et dans des circonstances officielles, à la même table qu’un Claude Bébéar ou un François Pinault. Il n’en fut rien. Il est vrai qu’il devait l’essentiel de sa fortune à son activité de repreneur d’entreprises en faillite, considérée comme peu honorable dans les milieux industriels et financiers.